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Un nécessaire malentendu - Page 98

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    “ Pourquoi faut-il qu’un homme prenne ainsi sur lui
    tant d’inconnu, un peu comme le serviteur
    d’un banc à l’autre porte la corbeille du marché
    toujours plus étrangement pleine, et suit
    sans oser dire : maître, pourquoi ce destin  ?

    Pourquoi faut-il qu’un homme reste là comme un berger,
    si exposé à l’excès de l’afflux,
    si mêlé à l’espace plein d’événements
    qu’adossé à un arbre dans le paysage
    il aurait un destin sans même agir ? ”

    Rainer Maria Rilke

    extrait de La trilogie espagnole

    traduit de l'allemand par Philippe Jaccottet,

    in Œuvres 2, poésie, Seuil, 1972

  • Le 20 janvier

    Lenz
    Georg Büchner
    Traduction d’Henri-Alexis Baatsch
    10/18, 1975, repris Christian Bourgois, 1985

    Lire également : le 20 janvier de Jean-Christophe Bailly, Christian Bourgois, 1980*

     

    404ca981c045fa9f1fef5772b750b0a0.jpg Büchner

     

    Lenz, poète et dramaturge du Sturm und Drang, ancien ami de Goethe, traverse les forêts, franchit les sommets des Vosges, se rendant chez le pasteur Oberlin. Dans le froid, la blancheur impitoyable et la solitude, dans la beauté époustouflante des aubes et des crépuscules, Lenz appelle, hurle, plonge dans l’eau glaciale… C’est ce chemin d’un homme perdu que Büchner nous trace, nous permettant de chercher notre propre 20 janvier, «à ce qui en [nous] est au-delà de tout détour, de tout discours, mais non pas nécessairement de tout mot*».

     

    Les premières lignes du Lenz de Büchner :

       " Le 20 Janvier, Lenz partit dans la montagne. Sommets et hauts plateaux sous la neige, pentes de pierres grises tombant vers les vallées, étendues vertes, rochers et sapins.
        Il faisait un froid humide, l’eau ruisselait des  rochers, sautait sur le chemin. Les branches des sapins pendaient lourdement dans l’air saturé d’eau. Des nuages gris passaient dans le ciel, mais tout était si opaque, et puis le brouillard montait, accrochant aux buissons sa lourde humidité, si paresseux, si gauche.
        Il poursuivait sa route avec indifférence, peu lui importait le chemin, tantôt montant, tantôt descendant. Il n’éprouvait pas de fatigue, mais seulement il lui était désagréable parfois de ne pas pouvoir marcher sur la tête.
        Au début, il se sentait oppressé, lorsque les pierres se mettaient à rouler, lorsque la forêt grise s’agitait à ses pieds et que le brouillard tantôt engloutissait toutes les formes, tantôt découvrait à demi ces membres gigantesques ; il se sentait le cœur serré, il cherchait quelque chose comme des rêves perdus mais il ne trouvait rien. Tout lui paraissait si petit, si proche, si mouillé, il aurait aimé mettre la terre derrière le poète, il ne comprenait pas comment il lui fallait tant de temps pour dévaler une pente et atteindre un point éloigné ; il pensait devoir tout enjamber en quelques pas. Parfois seulement, lorsque la tourmente rejetait les nuages dans les vallées et que leur vapeur remontait le long de la forêt ; lorsque dans les rochers des voix se faisaient entendre, tantôt pareilles au grondement du tonnerre au loin, tantôt déchaînant tout près leurs mugissements puissants avec des accents tels qu’elles semblaient vouloir dans leur sauvage allégresse chanter la Terre ; lorsque les nuages s’approchaient en bondissant comme des chevaux effarouchés qui hennissent et qu’alors le soleil surgissait, traversant la nuée pour tirer sur la neige son épée étincelante, si bien qu’une lumière aveuglante, des sommets aux vallées, tranchait l’espace et l’illuminait ; ou bien lorsque la tempête écartait les nuages et y déchirait un lac d’un bleu limpide, que le vent se taisait, et que du fond des ravins et du faîte des sapins montait comme une berceuse ou un carillon ; lorsque qu’une légère lueur rouge se glissait sur le bleu profond et que les petits nuages passaient sur des ailes d’argent et que bien loin sur tout le paysage les sommets se détachaient étincelants et fermes – il sentait sa poitrine se déchirer, il se tenait haletant, le buste plié en avant, bouche bée, les yeux exorbités. Il lui semblait qu’il dût laisser pénétrer l’orage en lui et accueillir toutes choses, il s’étirait et s’étendait par dessus la terre, il s’enfonçait dans l’univers ; cette volupté lui faisait mal ; ou bien il s’arrêtait, posait la tête dans la mousse et fermait à demi les yeux ; les choses alors se retiraient de lui, la terre cédait sous son corps, devenait petite comme une planète errante puis plongeait dans le grondement d’un torrent dont les flots passaient à ses pieds…"
    6be84ac06d030a73c2977bcd35a0b141.jpg Lenz

     

    Aujourd’hui, 20 janvier 2008, Jean-Christophe Bailly, accueilli par Isabelle Baladine Howald et Gérard Haller, est à L’Instant, dans les Vosges, à Le Howald, où il rencontre ceux pour qui cette date et son travail ont quelque importance.

     

  • Appel pour le livre

    Internet, le livre et la circulation des idées

    Appel pour le livre

    Lekti lance une pétition à laquelle j'adhère résolument. Je ne puis que vous inciter à la signer pour que ce qui nous réunit le mieux, le livre, soit toujours et encore un lieu d'amitié, de folie, de résistance et pas seulement un produit commercial.


    Vous pouvez signer le texte de la lettre ouverte présentée ci-dessous.

    http://www.lekti-ecriture.com/contrefeux/Appel-pour-le-livre,316.html

    Internet est une chance formidable pour le livre : ce médium permet à l’ensemble des lecteurs de percevoir une production qui était jusque-là, parfois, difficile d’accès. Internet permet de découvrir de nouveaux auteurs, de nouveaux textes, de nouveaux éditeurs, et d’enrichir considérablement l’accès à la culture pour tous.

    Pour autant, depuis moins d’un an, la mise en place d’un vaste monopole sur la vente en ligne de livres sur l’Internet, avec Amazon.fr, menace de manière profonde la diversité culturelle que nous sommes en mesure d’attendre de l’Internet. La politique commerciale très agressive de ce groupe, qui demande des marges commerciales extrêmement élevées aux plus petits éditeurs, les fragilisant de manière excessive, afin de financer leur politique de frais de port offerts, menace de manière profonde la promesse d’une plus grande accessibilité au livre pour tous, sur l’Internet.

    Amazon exclut désormais, de manière systématique, la présentation de livres dont les éditeurs refusent de se soumettre à leurs conditions commerciales. La politique des frais de port offerts par Amazon est rendue possible par la demande de surremises aux éditeurs, non par une plus grande efficacité économique, contrairement à ce qu’il est souvent affirmé. La gratuité des frais de port est une illusion, puisque ce dispositif est « financé » par les éditeurs, à qui il est demandé une remise plus importante.

    Amazon.fr a été condamné en décembre 2007 pour le non-respect de la loi Lang, autrement appelée Loi sur le prix unique du livre, une loi considérée comme « la première loi de développement durable », qui garantit un prix de vente des livres souvent inférieur à celui pratiqué dans des pays qui ne disposent pas d’un tel dispositif, et permet à l’ensemble des acteurs du livre de recevoir une juste rétribution.

    Amazon a décidé de ne pas respecter le jugement, de manière volontaire, et de stigmatiser de manière très violente, à travers un forum et une pétition, les librairies françaises. Contrairement à ce qu’il est parfois affirmé, les gens du livre, notamment les libraires, n’ont pas peur de la révolution numérique. Ils ont simplement besoin que soient respectés les principes essentiels liés au commerce du livre, qui sont ceux d’une concurrence saine basée sur le savoir-faire de chacun d’entre eux, afin d’assurer à tous un plus grand accès à la culture.

    Nous, simples lecteurs comme professionnels, demandons donc aux hommes politiques de réagir, et de renforcer les dispositions de la loi sur le prix unique du livre et de l’adapter à l’univers du numérique, afin qu’elle ne soit plus contournée de manière systématique par les grands sites Internet de vente en ligne dont certains, placés en situation d’abus de position dominante, concourent de manière importante à fragiliser le socle sur lequel peuvent s’appuyer les auteurs, pour diffuser la création et les idées.

    Nous demandons également aux pouvoirs publics de faire respecter une décision de justice qui vient justement de condamner un site Internet de vente de livres.

  • L'Île Saint-Pierre

    b6a20d2bb30e852377c41cfc1c3576c4.jpg    "J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts moments de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être ne sont cependant, et par leur vivacité même, que des points bien clairsemés dans la ligne de la vie. Ils sont trop rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroît le charme au point d’y trouver enfin la suprême félicité.
        Tout est dans un flux continuel sur la terre. Rien n’y garde une forme constante et arrêtée, et nos affections qui s’attachent aux choses extérieures passent et changent nécessairement comme elles. Toujours en avant ou en arrière de nous, elles rappellent le passé qui n’est plus ou préviennent l’avenir qui souvent ne doit point être : il n’y a rien là de solide à quoi le cœur se puisse attacher. Aussi n’a-t-on guère ici bas que du plaisir qui passe ; pour le bonheur qui dure je doute qu’il y soit connu. À peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire : Je voudrais que cet instant durât toujours ; et comment peut-on appeler bonheur un état fugitif qui nous laisse encore le cœur inquiet et vide, qui nous fait regretter quelque chose avant, ou désirer encore quelque chose après ?
         Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entière ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif, tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant, parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de Saint-Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité, soit ailleurs, au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
        De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix, qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici-bas la douceur. Mais la plupart des hommes agités de passions continuelles connaissent peu cet état, et ne l’ayant goûté qu’imparfaitement durant peu d’instants n’en conservent qu’une idée obscure et confuse qui ne leur en fait pas sentir le charme. Il ne serait pas même bon, dans la présente constitution des choses, qu’avides de ces douces extases ils s’y dégoûtassent de la vie active dont leurs besoins toujours renaissants leur prescrivent le devoir. Mais un infortuné qu’on a retranché de la société humaine et qui ne peut plus rien faire ici-bas d’utile et de bon pour autrui ni pour soi, peut trouver dans cet état à toutes les félicités humaines des dédommagements que la fortune et les hommes ne lui sauraient ôter."

    Jean-Jacques Rousseau, les Rêveries du promeneur solitaire,
    extraits de la Cinquième promenade
     
    Après avoir vu le DVD "Proëme de Philippe Lacoue-Labarthe"
    Entretiens de l'ïle Saint-Pierre, Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Christophe Bailly,
    réalisé par Christine Baudillon et François Lagarde
    suivi de Anenken, réalisé par Christine Baudillon et Philippe Lacoue-Labarte
    Hors Œil éditions, 35 € 


  • 2∞8

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  • Josée Lapeyrère est morte

    3a9eba32fb53a39052d68c94e1b11ca6.jpgJosée Lapeyrère était née dans le Gers où elle avait une maison près de Lectoure. Elle vivait et écrivait à Paris où elle était psychanalyste.

    Elle avait publié de nombreux livres tous passionnants. En 2005, le bleu du ciel avait fait paraître, dans la collection Biennale des Poètes en Val-de-Marne, dirigée par Henri Deluy, ce joyeux livre collectif avec ses amies Liliane Giraudon, Anne Portugal et Michèle Grangaud : Marquise vos beaux yeux où les quatre voix se mêlaient pour donner à lire ce qui du privé devient commun et indispensable à chacun. Une lecture concert avait eu lieu au Molière-Scène d'Aquitaine avec les quatre auteurs et le pianiste Benoît Delbecq.

    Dans l'Éloge du coureur publié par Al Dante/Niok en 1998, elle écrivait :

    " Il est des phrases qui bouleversent la langue maternelle. Leur trajet à travers sa texture en emporte la profondeur et délivre – grâce aux césures, au jeu entre les sons et le rythme – des sens inattendus et multiples, à ricochets, à rebondissements que n'épuise pas la traversée des siècles.

    On peut lire entre les lignes l'empreinte de toutes les lettres qu'il a fallu abandonner, la marque des battements où se sont divisés les chemins, le souvenir des rencontres inédites qui ont incurvé le parcours, les traces des deuils successifs qui ont allégé et soutenu la progression de la marche.

    Marque du vacillement rompu par le tranchant du choix qui fait que telle phrase devenue nécessaire tient debout seule appuyée sur ses trous d'air et continue à respirer contre le temps qui passe." 

    C'est le meilleur éloge qui soit, ce soir.

     

  • Julien Gracq est mort

    47663e392ae80aa22431ad3a336c00dd.jpg"L'écart entre la réputation faite à un auteur et la somme de ferveur réelle et éclairée qu'on lui voue traduit simplement, si l'on veut, ce fait d'observation courante : c'est que, dès qu'il s'agit de littérature, il y a en France plus de gens qu'ailleurs pour ”réciter le journal”."

    La littérature à l'estomac, José Corti, 1950

  • Christian Bourgois

    37a6584c105f09a5e5f797bbb8ecb135.jpgChristian bourgois était un seigneur. Ça devient rare. Il va falloir les protéger comme les baleines. C'était un éditeur, un grand.

    Né à Antibes en 1933, il est mort jeudi matin à Paris, à 74 ans, des suites d’un cancer qu’il a supporté avec son élégance coutumière. L'élégance d'un seigneur.

    Il aimait les livres et leurs auteurs et leurs traducteurs, c'est rare. 

    Jim Harrisson, Jean-Christophe Bailly, Antonio Lobo Antunes, Michel Deutsch, Laura Kasischke, Linda Lê, Juan Marsé, Enrique Vila-Matas… doivent tous être en larmes depuis hier. Ils ont perdu leur éditeur en France.

    Allez les rejoindre et tous les autres sur  www.christianbourgois-editeur.fr/

    Il va sérieusement manquer.

  • Poème pour MTC et MS

    3a8f560dbb2db4ed2d6d0f1bf5abe7eb.jpegJ’entre dans ma voiture
    j’habite près du cimetière de la Chartreuse
    je pense que je suis fou
    mais je monte dans ma voiture
    par habitude, simplement
    je démarre & quand je suis au bout de la rue
    elle me chuchote une exagération
    les exagérations sont plus vraies chaque jour
    dans le champ de décombres de notre « style de vie »

    Un ami me confie qu’il a décidé de ne plus partir en vacances pour ne plus polluer la campagne.
    Un autre m’appelle en pleine nuit, pour m’expliquer qu’il va adopter un ours polaire.
    Un troisième évite dorénavant de parler de politique.
    Cesare me téléphone de chez Johnny H. à Mérignac. Je dois ne rien dire à la police. Je ne dis jamais rien à la police.
    Johnny H. a une mobylette orange avec laquelle il se rend régulièrement au cimetière de Trensacq pour bavarder avec Bernard Manciet.
    « Nous sommes en guerre », me crie quelqu’un que je ne connais pas dans l’oreille droite.
    « Daisy m’a quitté », me hurle Donald dans l’oreille gauche.
    Ces cris ont des effets très nocifs sur mon état nerveux.

    Je ne peux pas me rendre au pot de départ à la retraite de mes camarades.
    Les « gens qui savent » m’ont rendu fou.

  • Le coffret, le secret

    bab9794e153b13157a1d42bc861af971.jpgLe coffret, le secret, quatre à quatre.

    Alina Reyes, Jacques Abeille, Claude Chambard, Gérard de Loiès. 19 € 

     

    http://www.zazieweb.fr/site/reagir.php?num=86587&readonly=true 

     

    Également un très long article de Katrin Alexandre "Lectures, onguents et voluptés" dans le numéro 7, novembre/décembre 2007, du Magazine des Livres. En voici le début : "Ce beau coffret de nouvelles érotiques, composé de quatre textes inédits proposés par les éditions In8 est d'abord un délice pour les yeux et pour le toucher. On ouvre les quatre livrets aux pages satinées comme on ouvre un écrin ou le cœur d'une pivoine pourpre, excité par le mystère qu'ils comportent." Allez lire la suite.

  • De la démocratie, Alexis de Tocqueville

    cdc2fd978f6aeb2308c07737eed31ed4.jpg“Il y a un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques.
     
    Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d’eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu’ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul  soin de faire fortune, ils n’aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d’eux à la prospérité de tous. Il n’est pas besoin d’arracher à de tels citoyens les droits qu’ils possèdent ; ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes(...)
     
    Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s’emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte. Qu’il veille  quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra  aisément quitte du reste. Qu’il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d’ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d’apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, au moindre bruit des passions politiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s’éveillent et s’inquiètent ; pendant longtemps la peur de l’anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre.
     
    Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c’est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s’ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu’elle leur  suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de  l’ordre est déjà esclave au fond du cœur ; elle est esclave de son bien-être, et l’homme qui doit l’enchaîner peut paraître. (...)

    Il n’est pas rare de voir alors sur la vaste scène du monde, ainsi que sur nos théâtres, une multitude représentée par quelques hommes. Ceux-ci parlent seuls au nom d’une foule absente ou inattentive ; seuls ils agissent au milieu de l’immobilité universelle ; ils disposent, suivant leur caprice, de toutes choses, ils changent les lois et tyrannisent à leur gré les mœurs ; et l’on s’étonne en voyant le petit nombre de faibles et d’indignes mains dans lesquelles peut tomber un grand peuple...
     
     Le naturel du pouvoir absolu, dans les siècles démocratiques, n’est ni cruel ni sauvage, mais il est minutieux et tracassier.”
     
    Alexis de Tocqueville. De la Démocratie en Amérique, Livre II, 1840 (10/18, 1963).

  • Pascal Quignard

    aa8a35ba92cf0e38dceda5117a67281a.jpgPascal Quignard était mercredi 6 décembre à 18h à la bibliothèque Mériadeck de Bordeaux pour présenter son livre la Nuit sexuelle – publié aux éditions Flammarion – grâce à la volonté de Sophie Chambard – que l'on me permette d'être fier – et à la complicité active d'Évelyne Rocchetto. On a refusé du monde et la salle était archi comble, le public au rendez-vous à tel point que l'on diffusait la conférence sur des écrans dans le hall de la bibliothèque.

    La SS ne m'ayant pas permis d'assister à cette conférence puisque les horaires de sortie des assurés en arrêt maladie – je vais avoir un contrôle là c'est sûr – ne leur permettent pas de sortir combler leurs désirs intellectuels, mais exclusivement de pouvoir se rendre dans des grandes surfaces consommer, consommer, consommer toujours, afin de retourner le lundi suivant oublier qu'ils ont une vie et qu'ils peuvent penser, je n'y étais pas et je le regrette bien. Le tout Bordeaux non plus et c'est tant mieux. Je suis un homme en colère depuis 57 ans et ça ne s'améliore pas. Je suis toujours aussi bête également, les "gens qui savent" me le rappellent assez souvent, mais c'est comme ça et finalement, on l'aura compris j'en suis plutôt fier et j'ai beaucoup de défiance envers les "gens qui savent" – et qui aiment surtout le pouvoir (Nicolas Sarkozy aussi, ça n'a pas l'air de les gêner).

    Revenons à Pascal Quignard.

    J'écrivais ce matin à Isabelle Baladine Howald, poète et libraire (Kléber à Strasbourg) que je pensais qu'il était le plus grand écrivain vivant et elle en convenait. La formule "plus grand écrivain vivant" est un peu con je l'avoue. Nous entendions par là "qui construit depuis sa première ligne une œuvre qui fait sens, qui s'impose, qui crée ses lecteurs", ce n'est pas si courant. Nous en avons ajouté quelques autres que je ne citerais pas aujourd'hui.

    Je ne peux rien dire sur cette conférence puisque je n'y étais pas.

    Je peux juste recopier, non pas des lignes de la Nuit sexuelle – ça viendra –, mais des lignes tirées de son œuvre ancienne et toujours aussi présente à l'âme, au cœur, à la pensée et à tout le tremblement.

    Donc acte : 

    “Les premiers cris d’enfant lisent déjà en les criant des traces plus anciennes et terribles que les plus anciennes écritures attestées.” le Lecteur, Gallimard 1976, p. 82


    *


    “Sans doute l’ancien français nommait-il de même “sol” le plancher, la semelle : lieu où va la plante du pied. Mais l’espace qu’occupe la plante du pied ce n’est aucune terre et ce n’est aucun sol. C’est la peau nue qui la revêt. Ou la peau écorchée qui la chausse.” Sur le défaut de terre, pointes sèches de Raoul Cordesse, Clivages, 1979, p. 55


    *


    “Le langage teint les lèvres comme les mûres.” Sarx, pointes sèches de Gérard Titus-Carmel, Maeght, 1977, p. 51


    *

     


    “Un livre est assez peu de chose, et d’une réalité sans nul doute risible au regard d’un corps. Il ne se transporte au réel que sous les dimensions qui ne peuvent impressionner que les mouches, exalter quelques blattes, étonner les cirons? Parfois l’œil d’un escargot enfant.
    Il introduit dans le réel une surface dont les côtés excèdent rarement 12 à 21 cm, et l’épaisseur d’un doigt.” Petit traité, tome I, éd. Clivages, 1981, p. 49


    *


    “Par le silence du livre le monde est plongé dans un silence plus silencieux que le silence du monde.” ibid. p.59


    *


    “Si ce n’est pas l’écrit que nous souhaitons écrire

    Le sang de ce que nous éprouvons,

    S’il n’épouse pas les lettres qui les nomment,
    ___________________________


    S’il ne franchit pas nos lèvres,

    (mais le mouvement agité qui l’anime. L’EFFUSION DE SANG. Lèvre blessée de ses lèvres.
    ___________________________


    La violence terrifiée des lettres qui le nomme. Mais sans nom.
    Mais le mouvement agité qui l’entraîne dans la mort.
    Mais sans nom, ni intérieur à nous, ni le dehors, le sang)

    Il lui manque alors une part de ce qui le dessaisit,

    ___________________________

     

    Et en lui erre, dévale brusquement,
    Plus qu’il ne nous accomplit, n’atteste de nous
    ___________________________


    Ni témoigne de lui.” Sang, Orange Export Ltd, 1976, texte intégral, les lignes sont les changements de pages


    *

    "Parler (en tant que parler parle) parle de chez ce que la langue tait.” Hiems,Orange Export Ltd, 1977, non paginé