samedi, 30 novembre 2019
Jean Clair, « Paranoïa »
Fresque de Gorgone dans la Casa dei Vettii, Pompéi
« […] Se retourner, réfléchir, relire, reprendre, c’est découvrir la face terrifiante de Méduse, subir son engourdissement qui mène à l’ankylose de la pierre. Rêver, c’est revenir, c’est devenir un revenant et commencer d’habiter chez les morts.
La mort n’est pas devant nous, comme on le croit communément, elle est derrière nous, dans notre dos. Se retourner, c’est découvrir sa face de nuit au cœur de la nuit même, et comme Orphée impatient, ne plus jamais, paralysé, revoir la lumière du petit jour. La mort n’est pas non plus un sac d’os, comme on la voit communément figurée dans les fresques du Campo Santo, une assemblée de squelettes qui s’agitent en une ronde de fête foraine. C’est un masque, immobile et seul.
On dit aussi que les souvenirs douloureux, insupportables, s’effacent avec le temps. La mémoire serait miséricordieuse. On oublierait qu’on a été malheureux. Mais non, il suffit de se retourner – et plus le temps s’avance, plus l’envie de se retourner grandit – pour voir qu’ils sont toujours là, et même on les redécouvre, immobiles, plus graves, plus lourds, plus pesants, avec leur rictus de pierre et leurs crocs prêts à déchirer, pour nous rappeler que cela a bien eu lieu, irrémédiablement, et qu’on ne pourra pas indéfiniment leur échapper.
Lorsqu’on relit un livre, qu’on réfléchit à ce qui a été, qu’on revoit un visage disparu, lorsqu’on s'arrête un instant, tout simplement, pour revenir sur un moment de son passé, de quelle mort est-on menacé dont l’élan du présent, si irréfléchi soit-il, nous protège ? Quel étrange équilibre doit-on conserver entre cette réflexion qui nous fait nous retourner sur soi au péril de la vie et de la démarche hésitante qui nous permet malgré tout de continuer d’avancer, d’écrire, d’aller droit son chemin en quête précisément de cette indicible vérité dont le pressentiment nous paralyse, et qui probablement nous tuerait s’il nous fallait l’affronter.
Croiser le regard de la Méduse, et aller jusqu’à oser lui trancher la tête, c’est alors se donner le pouvoir qu’elle ôte aux humains, celui de figurer, de représenter, d’imaginer ce qui a été et ce qui demeure. »
Jean Clair
Les derniers jours
Gallimard, 2013
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mercredi, 27 novembre 2019
Volker Braun, « Ripaille nocturne avec Su Dung-po (1036-1101) »
« Sur le sol je me repose
De
Ma poitrine coule l’eau
D’où
Sources jaillissant des pierres
L’espoir est insensé
Tout comme le désespoir
Personne ne boit ? Demande le drap :
“Laisse écouler le reste de ta vie…”
J’ai bien trop de sueur
Mais pas assez d’encre
Et salive plus que patience
Pour décrire le monde
Jusqu’à ce que je me tarisse — »
Volker Braun
Poèmes choisis
Traduit de l’allemand par Jean-Paul Barbe et Alain Lance
Préface d’Alain Lance
L’oreille du loup, 2001, réédition : Poésie / Gallimard, 2018
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mardi, 19 novembre 2019
Chen Zu-ang, « Deux poèmes »
Wang Shimin, 1653
« Quittant un ami par une nuit de printemps
La fumée bleue de la bougie d’argent
La coupe d’or digne d’un vin unique.
Sortir vibrant aux luths et aux cithares
Se séparer pour sillonner le monde.
La lune sombre au-delà des grands arbres
La Voie Lactée fond dans le ciel de l’aube.
En route vers Lo-yang — tristesse douce
À quand une soirée de retrouvailles ?
Chanson en montant sur la terrasse de Youzhou
Devant on ne voit pas l’homme d’avant —
Derrière on ne voit pas l’homme d’après. —
Pensant aux cycles infinis de l’univers
La solitude amère et les larmes qui coulent. »
Chen Zu-ang — 661-702
in Ombres de Chine
« Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »
Choix, traduction et commentaires : André Markowicz
Inculte / Dernière marge, 2015
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jeudi, 14 novembre 2019
Georg Trakl, « Au bord du marais », 3 traductions
« Au bord du marais
Promeneur dans le vent noir ; les roseaux secs chuchotent doucement
Dans le calme du marécage. Au ciel gris
Passe un vol d’oiseaux sauvages ;
Diagonale sur les eaux sombres.
Tumulte. Au fond d’une cabane délabrée,
La pourriture aux ailes noires prend son envol ;
Des bouleaux rabougris gémissent dans le vent.
Soirée dans une auberge abandonnée ; sur le chemin du retour
S’attarde la douce mélancolie des troupeaux qui paissent.
Apparition nocturne : des crapauds sortent des eaux argentées.
Traduction Henri Stierlin
Rêve et folie & autres poèmes
suivi d’un choix de lettres traduites par Monique Silberstein & de Crépuscule et anéantissement par Jil Silberstein
GLM, 1956, rééd. augmentée Héros Limite, 2009
Au bord du marécage
Voyageur dans le vent noir ; doucement murmure le roseau mort
Dans le silence du marécage. Dans le ciel gris
Suit un passage d’oiseaux sauvages ;
Diagonale au-dessus d’eaux obscures.
Tumulte. Dans la hutte en ruine
Bat de ses ailes noires la pourriture :
Des bouleaux atrophiés soupirent au vent.
Soir dans la taverne abandonnée. La douce mélancolie des troupeaux en pâture
Imprègne le chemin du retour,
Apparition de la nuit : des crapauds émergent d’eaux argentées.
Traduction par Marc Petit & Jean-Claude Schneider
Œuvres complètes
Gallimard, 1972
Au bord du marais
Errant dans le vent noir ; dans le calme du marais
Murmurent les roseaux morts. Dans le ciel gris,
Suit un vol d’oiseaux sauvages ;
De biais au-dessus des sombres eaux.
Tumulte. Dans la hutte défaite
S’élève sur ses ailes noires la pourriture ;
Des bouleaux estropiés gémissent dans le vent.
Soir dans la taverne abandonnée. La douce tristesse des troupeaux du pacage
Enveloppe le chemin du retour,
Apparition de la nuit : des crapauds surgissent des eaux argentées.
Traduction Eugène Guillevic
Quinze poèmes
Illustrations d’Étienne Lodeho
Les Cahiers d’Obsidiane, 1981
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mercredi, 13 novembre 2019
Meng Jiao, « Songe d’automne »
« Le vieillard change du matin au soir
À osciller entre mourir et vivre.
Assis — un peu de vin — il se repose
Couché — mille visions le vide même.
La vue trop faible pour voir à la porte
L’ouïe trop fragile pour percer le vent.
Il est comme sa propre image peinte
Inapte à ressentir la même chose.
Tous les élans se sont finis en larmes
Mais il rêve une mort légère et blanche
Loin isolé de ses amis lettrés
Si proche des ermites des montagnes.
Ici le vert porte le deuil en jaune
Toute trace de vie est déjà loin.
Mais les saisons sans cesse se chevauchent
Mille songes bizarres se mélangent.
Au Sud jadis — léger — devant la mer
Au Nord — ici — pauvre — dans les rocailles.
Vieux souvenirs partis au gré des fleuves
La nostalgie d’un homme à son déclin
Attaché à l’automne du Sung-shan.
La houe ne suffit pas à le nourrir
Les habits de feuillage sont informes
Le tissu de poussière — irréparable.
Qui comprendra les poèmes anciens ?
Cachés dans les bambous démons et spectres
Le fer tranchant transformé en dragon…
Le lettré ambitieux a mille rêves
Mais la misère vient d’un cœur pervers
La poésie mène aux habits troués
Et là — près de mourir — toujours un gosse.
Faire de la musique — pas du bruit
Le bruit rend sourd écarte de la Voie
Ces mots sont un brasier au fond du cœur
On les écrits au sommet des montagnes. »
Meng Jiao, bien que plus âgé, était dans le cénacle de Han Yü (cf. le post précédent), où il avait la place de vieux sage sans aucune ambition politique.Ils ont beaucoup écrit ensemble.
Meng Jiao — 751-814
in Ombres de Chine
« Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »
Choix, traduction et commentaires : André Markowicz
Inculte / Dernière marge, 2015
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lundi, 11 novembre 2019
Han Yü, « Ivre retenant Meng Jiao* »
« Dès le moment où voici des années
j’ai découvert Li Po avec Tu Fu
J’ai toujours regretté que ces deux-là
n’aient pas pu vivre ensemble plus longtemps
Nous sommes nés tous deux dans le même âge
Et nous suivons la voix qu’ils ont suivie.
Toi tu n’as pas de poste tu t’en vantes
fierté bizarre de tes cheveux blancs
Moi je suis plus malin pourtant j’ai honte
Vigne verte appuyée sur un grand pin.
Baissant la tête je te rends hommage
Puissions-nous être la main et le gant
Mais tu ne tournes même pas la tête
Autant vouloir faire tinter la cloche
en la frappant avec un brin de paille.
Je voudrais que mon corps soit un nuage
et que toi tu te changes en dragon
Moi je te poursuivrais au bout du ciel
Et si nous nous quittons pour le moment
c’est là que nous pourrons nous retrouver.**»
* Meng Jiao est un poète, ami de Han Yü. Nous en donnerons une page très prochainement.
** Cette fin est une référence au poème de Li Po, Buvant seul sous la lune, dont on pourra lire, en suivant ce lien, deux traductions.
http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2016/02/13/...
Han Yü — 768-824
in Ombres de Chine
« Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »
Choix, traduction et commentaires : André Markowicz
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mercredi, 06 novembre 2019
Lu Zhaolin, « Le dur voyage »
« Quand vous sortez par le nord de Chang An
pas loin du pont qui enjambe la Wei1
Ne voyez-vous cet arbre sec et nu
abattu dans un champ laissé en friche ?
Aux jours anciens il s’inondait de rouge
et puis le rouge devenait du pourpre.
Les brouillards de l’hiver s’y attardaient
il retenait les brumes de l’été.
Sous le vent du printemps sous la lumière
ses fleurs étaient d’une blancheur de neige
Un bruit constant — des chars ornés de jade
des palanquins de bois aromatique
Vit-on jamais passer un voyageur
qui oubliât d’en casser un rameau ?
Vit-on jamais une belle chanteuse
passer sans en briser une brindille2 ?
Dragons brodés sur les robes des belles
perles sur le bandeau de leur poitrine
Et selles argentées des jeunes nobles
des milliers qui passèrent devant lui.
Dans ses fleurs une à une les orioles
dissimulaient pudiques leurs chansons.
Les merlebleus y venaient couple à couple
ils jouaient là avec leur tout-petits.
Ses branches longues d’un millier de pieds
ses frondaisons larges d’une centaine.
On voyait sous ses feuilles de corail
se réfugier les canards mandarins3
Et les phénix qui nichaient dans cet arbre
élevaient d’âge en âge leur lignée.
Les nids tombèrent les rameaux cassèrent
et les phénix ont fui vers d’autres cieux.
Des rameaux secs on vit tomber les feuilles
livrées à tous les vents qui s’agitaient.
Un beau matin il s’est retrouvé nu
et plus personne n’est venu à lui.
Il entre dans l’éternité des ruines
cela qui peut se le représenter ?
Dans notre vie nos désirs et nos gloires
tout est soumis au temps qui se déroule.
Passés en un éclair en cet instant
se reposer sur eux est impossible.
Quelqu’un peut-il arrêter le soleil
quand il passe au-dessus des Monts de l’Ouest ?
Quelqu’un peut-il arrêter le courant
quand il s’écoule vers les mers de l’Est ?
Sur les tombes des Hans les arbres poussent
comme ils recouvrent le pays des Qin4.
Tous ils arrivent passent disparaissent
tous méritant une lamentation.
Depuis toujours chaque année les grands princes
ont ramassé des montagnes de riz.
Et chacun d’eux prévoyait que sa gloire
devrait briller jusqu’à la fin des temps.
Où voyez-vous leurs lèvres écarlates
où à présent la beauté de leurs traits ?
Qu’entendez-vous à part les sources jaunes5
et les buissons d’épines de leurs tombes ?
Un jour viendra votre or vos zibelines
seront vendus pour acheter du vin
Les fleurs flocons de jade se répandent
en mille et mille pièces dans le vent.
Ce qui est dit est adressé à vous
qui officiez dans les palais des dieux.
C’est au moment où votre vie bascule
que vous verrez qui sont vos vrais amis :
Ne violez pas l’enceinte du palais
restez loin de l’entrée du Dragon Bleu.
Ce que soi-même on a de mieux à faire
c’est de se retirer dans la montagne.
Toujours les cieux les îles immortelles
aucun espoir — trop haut beaucoup trop loin.
Quand pourrons-nous nous retrouver encore
liés si pleinement de cœur à cœur ?
Vivre comme a vécu le roi Yao
aussi longtemps que lui et aussi sage6.
Être Yü être Ch’ao vivre en ermite7
ne plus jamais quitter leur vie à eux. »
1. La wei est la rivière qui coule à Chang An.
2. Dans la tradition chinoise, on casse une brindille de saule au moment de l’adieu
3. Les canards mandarins sont associés à l’amour conjugal.
4. La dynastie des Hans avait succédé à celles des Qin qui avaient fondé l’Empire chinois.
5. Les sources jaunes sont le séjour des morts
6. Ce roi mythique, modèle antique de la sagesse, passe pour être monté sur le trône à l’âge de vingt ans et être mort âgé de cent dix-neuf ans.
7. Yü et Ch’ao sont deux ermites mythiques. Ch’ao-fu, surnommé « le père au nid » vivait dans un arbre pour ne pas vivre avec les hommes. Hsü Yu s’est lavé les oreilles quand on lui a demandé de gouverner le monde.
Lu Zhaolin — 634-684
in Ombres de Chine
« Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »
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lundi, 04 novembre 2019
Li Shang-yin, « Lune d’automne »
« Sur le bassin et derrière le pont
Elle l’inoubliable l’adorable.
Le rideau s’ouvre lumineuse nuit.
Rouler la natte — c’est le froid qui pointe.
Où la lumière coule — fleurs d’eau vive
Où luisent ses rayons — arbres-nuages.
Cheng E* sans rouge aux joues sans sourcils peints
Se montre fière dans sa vraie nature. »
* Personnage de la mythologie chinoise Cheng E, épouse de l’Archer Céleste Yi, est la déesse de la Lune. Leur histoire est très belle & très triste. (Note du blogueur)
Li Shang-yin — 812-858
in Ombres de Chine
« Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »
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samedi, 02 novembre 2019
Po Chü-i, 3 poèmes sur la vieillesse
« Sur la vieillesse, envoyé à Meng-té*
Nous voici tous les deux dans la vieillesse.
La vieillesse comment la définir ?
On voit trouble on se couche le premier
Parfois on sort on s’appuie sur sa canne
Sinon on est cloîtré à la maison.
On se détourne d’un miroir trop neuf
On ne lit plus que les gros caractères.
On pense aux vieux amis de plus en plus
On ne fait rien de ce que font les jeunes.
Une passion nous reste – bavarder
On s’y adonne quand on se retrouve.
* Meng-té est le deuxième nom d’un des amis les plus proches de Po Chü-i, Liu Yü-xi (772-842)
Ému par ma vieille barque de Suzhou*
Les poutres peintes se sont abîmées
et la fenêtre rouge tient à peine.
Je reste assis au bord de mon bassin
je le regarde du matin au soir.
La barque de Suzhou que je gardais
a eu le temps elle aussi de pourrir.
Si nous en sommes là par quel miracle
mon corps pourrait-il être mieux portant
* Po Chü-i avait été victime d’une attaque cérébrale qui l’avait laissé à moitié paralysé
Fin de l’année
Fin de l’année vieil homme aux cheveux blancs
Ses compagnons – neuf sur dix dans la tombe.
Tant pis son corps malade il le supporte
C’est mieux que pas de corps à supporter. »
Po Chü-i (Bai Juyi) – 772-846
in Ombres de Chine
« Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »
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