vendredi, 27 mars 2020
Yannis Ritsos, « Trois poèmes »
DR
« Résurrection
Il regarde à nouveau, il observe, il distingue
à une distance qui ne signifie rien,
dans une durée qui n’humilie plus,
les boules de naphtaline dans le sac en papier,
les feuilles de vignes sèches dans le seau percé,
la bicyclette sur le trottoir d’en face.
Brusquement,
il entend le coup derrière le mur,
ce même coup convenu, unique,
le coup le plus profond. Il se sent innocent
d’avoir oublié les morts
À présent, la nuit,
il n’utilise plus de boules Quies – il les a laissées
dans son tiroir avec ses décorations
et son dernier masque – le masque le plus raté.
Mais saurait-il dire s’il s’agit du dernier ?
Difficile aveu
Les clous et les planches, c’est moi qui les ai pris. Ne me dénonce pas.
J’aurais pu ne rien te dire. Je ne pouvais pas. À l’heure où les autres
tout nus dans le soleil frappaient leurs marteaux, il grimpa, lui,
très chic et cravaté. Il déplia le vaste plan de l’ouvrage
et désigna du doigt. Il me glaça. Les marteaux s’étaient arrêtés.
À présent, je sais quelle différence il y a entre le papier et le fer. Le monde
est coupé en deux. Que tu l’avoues ou non, – cela ne le réunira pas pour autant.
Son dernier métier
Voici, dit-il, mon dernier métier – un foulard
de paysan, très grand, à carreaux bleus et blancs ;
je le plie, je le déplie, j’essuie ma sueur
et parfois mes yeux. J’y ramasse tous mes biens,
quelques livres, un fauteuil, mes cigarettes, mon briquet,
mon miroir à raser grossissant, et l’autre,
ce miroir rapetissant qui me sert à voir des choses désagréables
ou celles qu’on dit chimériques.
Dans ce foulard,
juste au milieu, il y a un trou. C’est par là
qu’entre l’oiseau au cours des nuits les plus obscures,
mon oiseau secret qui saute sur mon épaule ou mon genou
pour me nourrir d’un épi, d’une étoile ou d’un ver. »
Yannis Ritsos
Hélène suivi de Conciergerie
Traduit du grec par Gérard Pierrat
Gallimard, Du monde entier, 1975
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jeudi, 26 mars 2020
Rafael Alberti, « Entre l’œillet et l’épée »
« Près de la mer et d’un fleuve et dans mes jeunes années,
je voulais être cheval.
Les rives de joncs étaient de vent et de juments.
Je voulais être cheval.
Les queues dressées balayaient les étoiles.
Je voulais être cheval.
Écoute sur la plage, mère, mon trot allongé
Je voulais être cheval.
Dès demain, mère, je vivrai auprès de l’eau.
Je voulais être cheval.
Au fond dormait une fille balzane.
Je voulais être cheval.
*
Les fontaines étaient de vin.
Les mers, de raisins violets.
Tu demandais de l’eau.
La chaleur descendit au ruisseau.
Le ruisseau était de moût.
Tu demandais de l’eau.
Le taureau frissonnait. Le feu
était de muscat noir.
Tu demandais de l’eau.
(Deux rameaux de vin doux
jaillirent de tes seins.)
*
Se méprit la colombe
Se méprenait.
Pour aller au nord, s’en fut au sud.
Crut que le blé était l’eau.
Se méprenait.
Crut que la mer était le ciel ;
et la nuit le matin.
Se méprenait.
Que les étoiles étaient la rosée ;
et la chaleur, chute de neige.
Se méprenait.
Que ta jupe était ta blouse,
et ton cœur, sa maison.
Se méprenait.
(Elle s’endormit sur le rivage.
Toi, au faîte d’une branche.)
*
Se réveilla un matin.
Je suis l’herbe
pleine d’eau.
Je m’appelle herbe. Si je pousse,
je puis m’appeler cheveu.
Je m’appelle herbe. Si je saute,
je puis être rumeur d’arbre.
Si je crie, je puis être oiseau.
Si je vole…
(Il y eut des tremblements d’herbe
cette nuit-là dans le ciel.)
*
On donne à ce taureau
pâture amère,
herbes avec substance de morts,
fiels noirs
et clair sang ingénu de soldat.
Ay, quelle mauvais pitance pour ce vert taureau,
accoutumé aux libres pacages et aux fleuves,
ce taureau pour qui la mer et le ciel
étaient encore petits comme une étable !
*
Sur un champ d’anémones
tomba mort le soldat.
Les anémones blanches
d’écarlate le pleurèrent.
Des montagnes vinrent des sangliers
et un fleuve s’emplit de cuisses blanches.
*
Il faudrait pleurer.
Simplement orties et chardons,
et une triste boue glacée,
pour toujours aux souliers.
Quand mourut le soldat,
au loin, la mer escalada une fenêtre
et se mit à pleurer près d’un portrait.
Il faudrait le raconter. »
Madrid, 1936-1938
Rafael Alberti
Poèmes
traduits et présentés par Guy Lévis Mano
frontispice de Rafael Alberti
Bilingue
GLM, 1952
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mercredi, 25 mars 2020
Constantin Cavafy, « Deux poèmes»
DR
« Une nuit
La chambre était pauvre, vulgaire,
Cachée à l’étage d’une taverne louche.
De la fenêtre, on apercevait une ruelle,
Étroite, malpropre. De la salle,
Montaient les voix de quelques ouvriers
Qui jouaient aux cartes et s’amusaient.
Là, sur un lit simple, ordinaire, j’avais eu
Son corps, le corps même de l’amour, j’avais
Eu les lèvres, les lèvres voluptueuses et
Rouges de l’ivresse. Rouges et d’une telle
Ivresse qu’à l’instant même où j’écris,
Après tant d’années, dans ma maison solitaire,
Je suis ivre, ivre à nouveau.
Jours de 1908
Il se trouvait sans travail, cette année-là,
Il vivait des parties de cartes et de trictrac,
Il vivait d’emprunts.
On lui avait offert un petit emploi,
Trois livres par mois, dans une petite librairie ;
Il avait refusé, sans hésiter. Ce n’était pas pour lui.
Ce n’était pas un salaire pour un jeune homme
De vingt-cinq ans, et de bonne formation.
Il gagnait à peine deux ou trois shillings
Par jour. Il ne pouvait pas gagner plus aux cartes,
Ou au trictrac, le pauvre garçon, dans les cafés populaires
Où il pouvait aller, même en jouant bien, même
En choisissant des adversaires idiots. Quand aux emprunts,
C’était presque rien. Il obtenait rarement un thaler,
Plus souvent la moitié ; il se contentait assez souvent
De shillings.
Dans la semaine, quelquefois à plusieurs reprises,
Lorsqu’il réussissait à s’éveiller dispos,
Il allait au bain, la nage le ranimait.
Ses vêtements étaient dans un état lamentable.
Il portait toujours ce même costume,
Un costume décoloré.
Ah ! Jours de l’été 1908 !
Oublié, le lamentable costume
Décoloré, il a disparu de votre image.
Vous conservez celle de ce moment-là
Où il enlevait ses vêtements indignes,
Son linge trop usé ; il restait alors
Totalement nu, miraculeusement beau,
Cheveux ébouriffés, corps légèrement bronzé,
À cause du bain, et de la plage, dénudé, le matin. »
Constantin Cavafy
Poèmes
Présentation et texte français par Henri Deluy
Fourbis, 1993
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mardi, 24 mars 2020
Gérard Manley Hopkins, « Inversnaid »
« Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval
Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs,
Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume
Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.
Un béret de mousse fauve bourré-de-vent
Virevolte et se défait à la surface du brouet
D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant
Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.
Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici
Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,
Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,
Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir
L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,
Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,
Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages ! »
Gérard Manley Hopkins
Grandeur de dieu et autres poèmes (1786-1889)
Traduits de l’anglais par Jean Mambrino
Préface de Kathleen Raine
Granit, 1980
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lundi, 23 mars 2020
Camillo Sbarbaro, « À Carlo Tomba »
DR
« Si je pense à ma jeunesse – minuscule et factice – je vois le blanc visage effilé qui me faisait face, assis dans la fausse lumière des tavernes. Le pichet posé entre nous était le centre d’un monde. Verre après verre, nous buvions jusqu’au moment où la main de l’un cherchait la main de l’autre. La glace était rompue, sous laquelle nous nous touchions comme des spectres. Et bras dessus bras dessous nous sortions dans le monde transfiguré.
Sur la place le chanteur ambulant dilatait les cercles du sortilège que nous traversions à grand’peine. Nous partions en quête d’une auberge comme d’un eldorado, et la plus mesquine et la plus reculée semblait devoir nous révéler un nouvel aspect de la ville – que nous désespérions d’étreindre tout entière. Les quartiers pauvres étaient nos préférés. Explorant ruelles et placettes, nous en faisions des yeux l’amoureux inventaire.
Oh ! les vies que nous avons vécues ! Nous étions, par moments, la sage demoiselle derrière le comptoir ; le comptable sorti nettoyer ses lunettes sur le seuil du magasin ; la vieille qui collecte la monnaie dans les lieux publics ; l’homme sombre qui heurte un autre passant ; la fillette qui traverse la rue à cloche-pied et qu’un porche engloutit…
Vies d’un instant ; plus intenses que la nôtre, déserte…
Tout se vêtait alors d’ambiguïté. Des choses n’existèrent que pour nous. Chaque rue avait une signification, chaque soupente éveillait le soupçon. Certaines mines décrépites nous angoissaient, visages chagrins, bouches muselées, fronts moites. Nous les fixions, hallucinés, avec ce regard que pose l’homme avant l’adieu sur le visage qu’il ne veut pas oublier. Il y avait des heures où une fenêtre d’entresol nous écrasait de sa personnalité.
Que fut ma jeunesse, sinon cette dérive vagabonde ? Déraciné de l’humanité, je me dispersais dans un servile amour des choses. Marionnette tragi-comique, unique protagoniste d’une aventure inhumaine. Éponge morne qui s’imprégnait de sensations.
Maintenant, depuis quand ? les carrefours et les venelles ne parlent plus le langage déchirant d’autrefois. Les arbres me consolent et les animaux me font à nouveau sourire. Depuis ce jour est mort le pantin ivre et tragique que tu connais. Suicidé, ainsi qu’il lui plaisait, il gît de guingois sur une petite place où personne ne passe.
Mais, aux heures désolées, le survivant remâche le vieux quignon de joie, terrassier mélancolique fouillant les décombres de sa maison.
Et cheminant sans savoir où il va – à contrecœur comme l’enfant qu’on traîne par la main – il tourne vers toi et cette larve de jeunesse son visage désespéré. »
Camillo Sbarbaro
Copeaux (1914-1918), suivi de Feux follets (1956)
suivi de Souvenir de Sbarbaro par Eugenio Montale
Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para
Clémence Hiver, 1991
https://www.rue-des-livres.com/livre/2905471255/copeaux____feux_follets.html
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dimanche, 22 mars 2020
Claude Esteban, « À rebours, confusément »
DR
« Si je pensais, c’était une falaise
à l’horizon, des routes
vides,
un soleil invisible sur la mer, ce rose
dans les roseaux, comme
du vent solide, l’air qui devient
blanc, c’était
une falaise d’ocre avec la main
qui l’inventait
sur un carré de toile et trois couleurs.
———————————————
Les morts n’ont pas
de lieu, pas d’ombre à eux, mais
ils durent dans les yeux
des autres, ceux qui sont là, les morts
le savent, ils se souviennent
et c’est une façon à eux
de vivre une seconde fois sans que rien
maintenant les blesse et c’est
trop de douleur pour ceux qui restent, trop
de malheur qu’il faut chasser pour être un peu.
———————————————
Peut-être viendra-t-elle
et je ne la reconnaîtrai plus, un soir,
elle, si jeune maintenant et brune, sans que
j’entende ses pas
et ce sera brusquement
le même désir emmêlé de nous et
je toucherai cette bouche
qui ne peut mentir
ni me dire qu’on l’attend ailleurs et que ce soir
elle passait très vite.
———————————————
Frères, hommes, humains, un autre
vous appelait ainsi et vous l’avez laissé
mourir très loin de son amour, frères,
faut-il encore
qu’on s’adresse à vous, dans la hâte,
dans le tourment des os, frères, n’êtes-vous là
que pour cet unique regard
sur ceux qui partent, qui sont
là, qui ne sont plus là,
et vous devant, frères vivants, qu’on aime encore.
———————————————
Une femme a souri
dans son sommeil et dehors
le premier oiseau commence à dire
que c’est l’aube et cette femme
bouge un peu, elle a des seins
qu’il faudrait caresser, je crois, pour
vivre encore, un peu
de temps encore et je suis
là, près d’elle, comme
une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.
———————————————
La porte, la dernière, la plus
obscure
est ouverte, sache-le, nuit et jour,
personne jamais ne la referme,
aussi ne te hâte pas, tu franchiras
le seuil à ton heure, quelqu’un
veille là-bas qui n’a pour tâche que le poids
des âmes, les corps
eux, ne souffrent plus ni
ne se souviennent, ni ne reviennent non plus.
———————————————
Mais n’est-ce pas
dans un soir comme celui-ci,
facile, la terre
a des façons très douces
de vous endormir, il y a, un peu
partout, dans le ciel au-dessus, des
anges, des chants
qu’on n’entendait presque plus, c’est
peut-être la fin
et c’est facile, il suffit de fermer les yeux. »
Claude Esteban
Sept jours d’hier
Fourbis, 1993
18:03 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : claude esteban, à rebours, confusément, sept jours d'hier, fourbis
samedi, 21 mars 2020
Fabienne Raphoz, « Pendant 46 –48 »
DR
« 46
Le soleil se fout de l’œil :
toutournerond
(sauf les stridences trissées des hirondelles bleues témoins)
47
il s’est ennuagé un mont
tellement fort
que geais et pies en extraient
la seule stridence
sur l’ouate d’on-dirait-l’aube
s’éveille non le temps
mais son redoublement
une mise en réserve consciencieuse
d’un écho papier-froissé
– de rouge-queue –
à venir
quand ça ne viendra plus
d’ici.
48
il se passe quelque chose
dans le mystère sphérique d’une goutte d’eau
(à peine ou si tardivement élucidé)
sur le point de tomber
mais qui ne tombe
en suspens logiquement impossible
défi du petit g. de sa nature et du temps
tandis qu’un œil
la fait exister
conscient de la fugacité
de part et d’autre
d’une frontière fictive
entre ce qui voit et ce qui est vu
puis
l’œil regrette la pensée qui l’aveugle
:
une goutte d’eau, la dernière d’une branche nue
est tombée
sans l’œil témoin
qui naguère la fit exister
mais il pleut un peu sur la même branche
une autre goutte se forme
and so on »
Fabienne Raphoz
Pendant 1 – 62
Héros-Limite, 2005
17:04 Publié dans Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : fabienne raphoz, pendant, héros-limite
vendredi, 20 mars 2020
Yang Wan li, « cinq poèmes autour la poésie »
« Froid tardif composé devant les narcisses sur le lac de montagne*
pour forger un poème, on ne saurait se passer du fourneau et du marteau
mais si le poème s’accomplit, ce n’est pas seulement grâce à eux
le vieil homme ne cherche pas le poème
c’est le poème qui cherche le vieil homme
Lire des poèmes
dans la jonque ma seule occupation est de lire des recueils de poèmes
j’ai fini de lire les poèmes des Tang, je lis maintenant Wang An-shih**
ne dites pas que le matin le vieillard ne mange pas
les quatrains de Wang An-shih sont mon petit déjeuner
Dans l’éclaircie au milieu de la neige, près de la fenêtre ouverte j’ouvre un recueil de poèmes Tang et y trouve un pétale de fleur de pêcher, qui me laisse songeur
au hasard j’ouvre un livre de poèmes, ce matin devant la fenêtre de neige
dedans, un pétale de fleur de pêcher, encore frais
je me souviens d’avoir emporté ces poèmes pour lire sous les fleurs
c’était au printemps, bientôt une année déjà
Ajoutant de l’eau dans le bassin des roseaux aromatiques et des narcisses
mes vieux poèmes que je relis sont de nouveau frais
une fois la lecture finie, fatigué je bâille et m’étire
ces innombrables plantes dans le bassin se plaignent d’avoir soif
mais le vieil homme a pour projet d’être un homme paresseux
Poème en réponse à Lu Yu***
enchaîné à ma fonction, du printemps je ne puis profiter
ma barbe éclaircie est devenue comme de la neige
au milieu des nuages je fréquente le poète
oubliant les affaires, notre entente est parfaite
si en vieillissant mes poèmes s’émoussent,
grâce à ton talent tes vers sont toujours impeccables
toute ma vie j’ai été ballotté,
mon écriture vaut-elle encore grand-chose ? »
* Une dizaine de jours avant le nouvel an, on installe un bulbe de narcisse dans une bassine d’eau (le lac) avec un caillou (la montagne). Le jour du nouvel an, les narcisses sont en fleurs.
** Wang An-shih (1021-1086), poète et homme d’état de la dynastie Song du nord
*** Lu Yu (733-804), poète de la dynastie Tang
Yang Wan li – 1127-1206
Le son de la pluie
Poèmes choisi et traduits du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1988, 2008, 2017
17:05 Publié dans Chine, Écrivains, Édition, Je déballe ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : yang wan li, poésie, le son de la pluie, cheng wing fun, hervé collet, moundarren
jeudi, 19 mars 2020
Jacques Roman, « Notes vives sur le vif du poème »
DR
« […]
Puissance d’un dire, rebelle au royaume de la feinte… On ne s’attable pas ici pour écrire un poème, c’est lui qui met la table et le couvert, tout est dressé… Surtout ne pas craindre la “gaucherie” propre à l’élan furieux, la travailler plus que la préciosité et la manière.
[…]
Le poème dessine un espace, espace étranger à la frontière. Corps de la parole, il se meut en la matière en mouvement, en élan, en appétit de formes, musical… Écrit en retrait, à l’écart, à l’âme nomade il assure la solide errance dont elle a faim.
[…]
Cet état où, achevé le poème, tu trembles des heures encore… c’est que jamais le poème n’est un achèvement et le vivant réclame sa part dans cela qui semble mourir pour qu’au monde advienne, de la réalité, un pan éclairé. Le poème écrit n’a ni commencement ni fin, il fait semblant, disait Mallarmé.
[…]
La clef du poème n’appartient à personne. Elle est appelée à être perdue. Une autre clef ouvrira le poème, une autre clef appartenant à qui lira, elle aussi appelée à être perdue, et tant, tant de clefs… Seules les serrures ont de notre curiosité le désir et même dans l’inexpugnable insomnie de la solitude.
[…]
État de grâce que j’accueille comme le fruit d’une vie, le fruit d’une longue marche, ardue, et dont il me semble avoir oublié les embûches. C’est respirer. Je pose la plume. Je souris. Je pense à ce poème non écrit, murmuré dans un parc, ce poème que je connais par cœur et que je n’écrirai pas. »
Jacques Roman
Notes vives sur le vif du poème
Éditions Isabelle Sauvage, 2014
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mercredi, 18 mars 2020
Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »
DR
« Je ne me souviens plus du jour où j’ai découvert l’existence de ma prairie.
La première fois je suis un tout petit enfant le mot prairie ne vient pas mais je sais qu’il existe. Avec une lampe de poche volée dans un tiroir de la cuisine je lis toute la nuit sous les couvertures un roman de James Fenimore Cooper.
C’est merveilleux.
L’aube vient et je n’ai pas sommeil.
Je glisse dans un canoë de bois verni jusqu’aux berges moussues de ma prairie.
Les Indiens sont à mes trousses. Je fais pour la première fois l’expérience d’un corps en mouvement dans ma prairie.
C’est délicieux.
Mon arc imaginaire est tendu. Il ne rate jamais sa cible. Ma prière est brûlante dans ma gorge. Je cherche une sauterelle dans l’herbe à qui chanter ma peur.
Oh les petits érables ont noirci. L’herbe se fait rare.
Quelque chose a lieu dans ma prairie.
Je ne peux pas croire à tout ce qui s’est passé là-bas.
Non non
plus que jamais
les yeux futurs
pleins du ciel
de ma prairie.
Est-ce que le mot prairie existe dans le vent qui hurle dehors ?
Ou dans la grande tristesse qui est dans mon esprit ?
Ou dans la poursuite folle de ce que je n’obtiendrai jamais ?
Est-ce que le mot prairie existe quand je souhaite les choses et que je pleure en disant ces choses que je veux ?
Ou est-ce que dans le mot prairie disparaîtraient les choses auxquelles je m’étais cru attaché pour toujours ?
Et chaque soir je rêve de partir enfourchant une monture abstraite. Je voyage à qui perd gagne. »
Frédéric Boyer
Dans ma prairie
P.O.L, 2014
http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=32
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mardi, 17 mars 2020
Jacques Dupin, « Glauque »
DR
« Comme je voyageais très bas
autour des étangs de septembre
je crus la voir elle était là
béate au milieu de l’eau
la Chinoise du Malespir
dans l’attente lancéolée
du songe qu’elle accapare
son œil étirant mes yeux
elle rit de rien et de l’eau
je ne cesse de rajeunir
—————————————
trop de feuilles de chimères
de meurtres flottés sur l’eau
elle extasiée qui replonge
dans la plaie au fond de quoi
une écriture agonise
l’opéra-bouffe des grenouilles
qui languit qui se déchirent
par la libellule et le bleu
de ses ciseaux entrouverts
au milieu pour en finir
—————————————
il fait sombre j’écris bas
elle est là depuis toujours
les bulles crevant sa peau
dans le glauque du rituel
la coulisse épaisse de l’eau
c’est l’égrènement c’est le frai
l’accouplement le rosaire
sur la pierre lisse et le bord
de l’eau morte écartelée
par l’effervescence de l’air
—————————————
ta soif ton regard bridé
et le plaisir sans mélange
d’enfanter ce que je tais
d’aspirer l’ombre de l’autre
plus loin que l’eau divisée
ne coassant plus en dieu
sans l’affilée de ma langue
l’inconnue de l’entre-deux
a plongé dans la démence
du foutre des monstres frais
—————————————
le froid de sa cuisse ouverte
à la labilité de l’eau
elle est là depuis toujours
ma complice fantômale
une grenouille à rebours
de son genou dissipant
un tressaillement dans le vert
pour l’image que revêt
l’assidue des premiers ronds
de l’eau ridée de l’enfer »
Jacques Dupin
Chansons troglodytes
Fata Morgana, 1989
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lundi, 16 mars 2020
Wisława Szymborska, « Prêt-à-vivre »
© : Elżbieta Lempp
«Voilà du prêt-à-vivre.
Pièce sans répétition.
Corps sans essayage.
Tête sans réflexion.
J’ignore le rôle qu’on me fait jouer.
Je sais seulement qu’il est à moi, non échangeable.
De quoi parle la pièce, je n’ai pas d’autre choix
que de le deviner une fois sur scène.
Préparée à la diable pour cet honneur de vivre,
j’ai du mal à tenir le rythme qu’on m’impose.
J’improvise, bien que cela me fasse horreur,
je bute à chaque instant sur l’ignorance des choses.
Mes manières fleurent sans doute la province.
Mes instincts n’ont sûrement rien de professionnel.
Le trac est une excuse, et une humiliation.
Je trouve cruelles ces circonstances atténuantes.
Mots et réflexes qu’on ne peut retirer,
l’inventaire des étoiles plein d’erreurs,
caractère ? Un manteau boutonné en courant.
Telles sont les conséquences pénibles de la hâte.
Si j’avais pu seulement répéter un mardi,
ou revoir les détails d’un jeudi, juste un seul !
Mais voilà vendredi au scénario obscur.
“Est-ce correct ?” croassé-je (on ne m’a pas laissé
le temps de m’éclaircir la gorge en coulisses).
Et ce n’est pas, hélas, une audition sommaire,
dans un studio provisoire. Certes, non.
Traversant le décor, je vois qu’il est solide.
La précision des accessoires m’étonne.
La scène tournante semble rodée depuis longtemps.
Nébuleuses toutes banchées, jusqu’à la plus lointaine.
Je n’ai plus aucun doute, c’est la première – et
quoi que je fasse maintenant,
deviendra à jamais la chose que j’aurai faite. »
Wisława Szymborska
Grand nombre (1976)
in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009
Préface et traduction du polonais de Piotr Kaminski
Poésie / Gallimard, 2018
14:49 Publié dans Écrivains, Édition, En fouillant ma bibliothèque, Livre | Lien permanent | Tags : wisława szymborska, prêt-à-vivre, grand nombre, de la mort sans exagérer, piotr kaminski, poésie gallimard