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Écrivains - Page 11

  • Claude Margat, « Chant de l’arbre d’or »

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    © : les Yeux d'Izo

     

    « Un jour

    la bouche a nommé

    brume qui jamais ne se lève

    l’appui sans parole

    le souffle sans image

    combien de jours avant

    combien ?

     

    Il y eut ensuite

    cet autre jour

    millénaire de désirs et de peine

    entre ciel et sentier

    l’herbe gelée sous un vent blanc

    et dans les yeux

    de longues histoires d’aveugles

     

    Ailleurs

    un azur impeccable

    laissait suinter sang et sable

    présent passé qu’importe

    mur de soie ou feuillage d’or

    si s’interrompait le murmure des choses

    qui en retrouverait la mélodie ?

     

    Le regard va

    un autre au sein du même attend

    présence de chose

    remplace la chose

    mais n’en fait rien

     

    Le tourbillon de vent

    qui porte l’âme

    et fait voler à l’angle du vieux mur

    les feuilles mortes

    est comme aujourd’hui

    celui qui tourne

    dans le creux de ta main

    il parle

    mais qui l’écoute ?

     

    On dit en effet qu’un jour parfois

    le temps cesse d’aller

    mais est-ce d’aller qu’il cesse

    ou de venir

    le temps ?

     

    Dans l’âtre tout à coup

    le feu s’emballe

    au cœur du brasier apparaît

    la caverne où naquit

    l’immaculé Phénix

    chaque mot comme un nuage

    avance entre son ombre et son contraire

    chaque vivant

    vers sa propre absence

     

    Tout au loin

    tout au fond de

    l’hermétique mémoire s’affranchit

    l’écume de la vague où

    le rocher commence

    à se pencher vers le caillou

    l’arbre vers l’air

    le ciel vers la terre

    la pensée vers son propre suspend

     

    On sait bien qu’il vient de loin

    le puissant appel

    on sait qu’il vient d’avant

    comme un grand vent d’espace et

    qu’à l’endroit où l’élan s’épuise et

    fait retour sur lui-même

    bat le temps juste

    le temps qui anime l’aile et porte

    la lumière où rien

    jamais

    n’est encore joué. »

     

    Claude Margat

    En marge d’une vie

    Préface de Bernard Noël

    L’Atelier du Grand Tétras, 2016

    en prime, le film consacré à Claude par les yeux d’Izo :

    https://www.youtube.com/watch?time_continue=8&v=KM1MODCix2A&feature=emb_logo

  • Emily Dickinson, « Fais-moi un tableau de soleil »

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    « Fais-moi un tableau du soleil —

    Que je l’accroche dans ma chambre.

    Et fasse semblant de me réchauffer

    Quand les autres s’écrieront “Jour” !

     

    Dessine-moi un Rouge-gorge — sur une tige —

    À l’entendre, je rêverai,

    Et quand les Vergers ne chanteront plus —

    Rangerai — mon simulacre —

     

    Dis-moi s’il fait vraiment — chaud à midi —

    Si ce sont des Boutons d’or — qui “voltigent” —

    Ou des Papillons — qui “fleurissent” ?

    Puis — omets — le gel — sur la prairie —

    Omets la Rousseur ­— sur l’arbre —

    Jouons à ceux-là — jamais n’adviennent ! » 1861

     

    Emily Dickinson

    Y aura-t-il pour de vrai un matin ?

    Traduit et présenté par Claire Malroux

    Domaine Romantique, José Corti, 2008

    https://www.jose-corti.fr/auteurs/dickinson.html

  • Jean de la Croix, « Chanson entre l’âme et l’époux 1 à 12 »

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    « I

    Épouse

    Mais où t’es-tu caché

    me laissant gémissante mon ami ?

    Après m’avoir blessée

    tel le cerf tu as fui,

    sortant j’ai crié, tu étais parti.

     

    2

    Pâtres qui monterez

    là-haut sur les collines aux bergeries,

    si par chance voyez

    qui j’aime dites-lui

    que je languis, je souffre et meurs pour lui.

     

    3

    Mes amours poursuivrai,

    j’irai par les montagnes et les rivières,

    les fleurs ne cueillerai,

    ne craindrai lions, panthères

    et passerai les forts et les frontières.

     

    4

    Demande aux créatures

    Ô forêts et taillis

    que mon ami a de sa main plantés,

    verdoyantes prairies

    de fleurs tout émaillées,

    dites si parmi vous il est passé.

     

    5

    Réponse des créatures

    Mille grâces versant,

    en hâte par ces bois il est passé

    et en les regardant

    son visage a jeté

    sur eux le vêtement de la beauté.

     

    6

    Épouse

    Ah, qui me guérira !

    Achève enfin d’entièrement t’offrir,

    ne me dépêche pas

    d’envoyés pour me dire

    ce qui ne peut répondre à mon désir.

     

    7

    Et tous ceux-là qui errent

    me vont de toi mille grâces évoquant

    et tous plus me lacèrent

    et me laisse mourante

    je ne sais quoi qu’ils vont balbutiant.

     

    8

    Mais comment vivre encore,

    âme, là où tu vis ne vivant pas,

    et faisant pour ta mort

    les traits que tu reçois

    de ce qu’en toi de l’ami tu conçois ?

     

    9

    Pourquoi l’ayant meurtri,

    n’as-tu pas soulagé le cœur blessé

    et, me l’ayant ravi,

    pourquoi l’avoir laissé

    sans emporter ce que tu as volé ?

     

    10

    Mon tourment, éteins-le

    puisqu’à l’apaiser nul ne suffira

    et que te voient mes yeux

    car tu es leur éclat

    et je ne veux les avoir que pour toi.

     

    11

    Cristalline fontaine,

    si, parmi tes visages argentés,

    tu figurais, soudaine,

    les yeux si désirés

    qui sont dans mes entrailles dessinés.

     

    12

    Ami détourne-les,

    le vol me prend

    Époux

    Colombe, reviens-moi,

    voici le cerf blessé

    qu’au tertre on aperçoit,

    qui au vent de ton vol s’aère et boit. »

     

    Jean de la Croix

    Cantique spirituel

    traduit de l’espagnol par Jacques Ancet

    in « Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres »

    édition de Jean Canavaggio

    Pléiade / Gallimard, 2012

  • Luís de Camões, « Deux sonnets »

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    « Amour, j’avais perdu toute espérance

    lorsque j’ai visité ton temple souverain ;

    pour laisser un témoin de mon naufrage,

    au lieu de vêtements, j’ai déposé ma vie.

     

    Que veux-tu donc de plus ? Tu as détruit

    tous les ravissements que j’ai connus.

    Ne songe pas à me forcer la main :

    je ne sais retourner en un lieu sans issue.

     

    Voici mon espérance et ma vie et mon âme,

    ces doux trophées de mon bonheur passé

    autant que l’a voulu la belle que j’adore.

     

    Tu peux, sur ces trophées, prendre de moi vengeance ;

    et si tu ne t’es pas encore assez vengé,

    contente-toi des larmes que je pleure.

     

    * * *

     

    Être hardi jamais n’a fait tort en amour

    et aux audacieux la Fortune sourit ;

    car toujours la craintive lâcheté

    est un boulet pour une pensée libre.

     

    Ceux qui montent au Firmament sublime

    trouvent là leur étoile qui les guide ;

    car le bonheur enclos dans l’imagination

    n’est que pure illusion, le vent l’emporte.

     

    Il faut ouvrir une voie à la chance ;

    nul ne sera heureux s’il n’agit par lui-même ;

    les débuts seuls sont aidés par le sort.

     

    C’est être brave et non fou que d’oser ;

    celui qui de vous voir aura la chance

    perdra par lâcheté s’il ne bannit sa peur. »

     

    Luís de Camões

    La poésie lyrique – une anthologie

    Traduit du portugais par Maryvonne Boudoy & Anne-Marie Quint

    L’Escampette, 2001

    Pour fêter l’anniversaire de la Révolution des Œillets,

    25 avril 1974

  • Jean Ristat, « Le Parlement d’amour »

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    DR

     

    « J’aurai vieilli avant l’âge dans le regard

    Des jeunes gens comme un miroir éteint l’ardeur

    N’y fait rien quand les loups rôdent par les chemins

    Sautent de rochers en rochers ou bien se terrent

    Dans les cavernes immobiles l’œil mauvais la

    Bouche pour mordre lorsque passe un enfant pâle

    Et solitaire je poursuis ma route sans

    Savoir où la nuit m’emporte j’attends le dé

    Nouement à qui parler quelle épaule où crier

    Je n’entends que le vent dans les pins sa chanson

    Triste et monotone comme un air démodé

    Demain peut-être il fera jour demain peut-être

    Nous ne mourrons pas nous oublierons le malheur

    Il y aura dans les verres un vin d’italie

    Des palmes pour l’amour et dans la tête des

    Cloches comme à pâques la volée bourdonne

    Pour croire encore au printemps nous n’aurons plus peur »

     

    Jean Ristat

    Le Parlement d’amour

    Gallimard,1993

  • Pascal Quignard, « Bacon à Chandos »

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    © : claude chambard

     

    « […] Les mots, ce sont toutes les choses dont vous avez demandé le nom jadis quand rien ne les désignait à votre regard si rien ne venait les nommer. Du temps où vous étiez vous-même alors sans prénom et sans nom. C’est-à-dire quand vous n’étiez même pas le fantôme que votre désespoir vous fait croire que vous êtes devenu. La subjectivité n’est qu’une mélancolie, une aire nue qui n’apparaît si terriblement que quand le flot de la sève et du sang se retire, et non quand le langage déserte. Alors travaillez toutes ces impuissances à dire et forcez, pressez, cultivez toutes les détresses qui en découlent. La langue dont vous disposez a la capacité de votre émotion puisqu’elle en est le lit. Il ne faut pas travailler la langue pour jouir d’elle, ni pour s’abuser, ni pour l’orner, ni pour respecter ses règles, ni pour séduire d’autres hommes, ni même pour héler une femme qui s’est perdue à l’instant de naître et dont la perte vous poursuit d’une façon insaisissable après qu’elle vous a abandonné dans le jour. Il ne faut pas décomposer l’âme dans un esprit d’autopsie alors que ce n’est qu’un souffle emprunté à l’air que la naissance délivre. Il faut adorer, dans la langue acquise, la défaillance d’acquisition qui limite tout sans cesse et qui ne la borne jamais. Il faut lutter avec cette défaillance à dire le monde perdu. […]»

     

    Pascal Quignard

    La Réponse à Lord Chandos

    Galilée, 2020

    http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3525

     

    Recopier la page, pour souhaiter un bel anniversaire à Pascal Quignard – né le 23 avril 1948.

     

  • Umberto Saba, « Deux poèmes »

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    « Après la tristesse

     

    Ce pain a goût de souvenir,

    que j’ai mangé dans cette pauvre auberge,

    au point le plus perdu, le plus encombré du port.

     

    J’aime le goût amer de cette bière,

    assis à mi-chemin du retour,

    face aux montagnes ennuagées et au phare.

     

    Mon âme venue à bout de l’une de ses peines

    avec des yeux nouveaux dans le soir ancien

    regarde un pilote avec sa femme enceinte ;

     

    puis un bâtiment dont la vieille coque

    lui au soleil, et dont la cheminée

    longue comme ses deux mâts est un dessin

     

    d’enfant que j’ai fait, il y a bien vingt ans.

    Et qui m’aurait prédit ma vie

    aussi belle, avec tant de doux tourments,

     

    et tant de béatitude solitaire !

                                                           1910-1912

     

     

     

    Pour une fable nouvelle

     

    Tous les ans, un pas en avant et le monde dix

    en arrière. À la fin, je suis resté seul.

     

    Mais tu me rends ce que j’ai perdu, rossignol

    qui te poses sur ma branche, et tu racontes

    pour moi l’histoire de l’ange qui vit

    deux jours et demi sur la terre. Ta main inexperte

    écrit et fait en sorte qu’autour

    de la fable nouvelle mes pensées

    s’agglutinent avec ardeur comme des abeilles sur le miel.

     

    Tu accuses la difficulté de l’art et les mots

    d’être de glace pour l’image. Et moi, je pense

    que tu es plus jeunot que ton âge ;

    que celui qui mûrit vite (c’est un vieux dicton)

    tombe en peu de temps de sa tige. »

                                                                     1947-1948

     

    Umberto Saba

    Il Canzoniere

    Traduit de l’italien par Odette Kaan, Nathalie Castagné, Laïla et Moënis Taha-Hussein et René de Ceccaty

    L’Âge d’homme, 1988

  • Hilda Doolittle, « Le don »

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    DR

     

    « Au lieu de perles — d’un fermail ouvragé —

    d’un bracelet — accepteras-tu ceci ?

    Tu sais ce qui est écrit —

    tu vas sursauter, t’étonner :

    que reste-t-il, quelle formule

    après la nuit ? Ceci :

     

    Le monde est encore vierge pour toi,

    tu espères, tu attends —

    tu es comme les enfants,

    tu hantes tes propres pas,

    pour grappiller ici ou là — peigne

    qui aurait glissé,

    gland doré, effiloché,

    arraché à ton écharpe,

    tortillonné entre tes doigts si fins,

    échappé dans la rue —

    fleur déchue.

     

    Ne me crois pas si candide,

    moi qui ai tenté de te retenir

    au moment où le gosse dans la rue se jetait

    sur les perles que tu avais semées

    ce jour-là (il faisait chaud)

    quand ton collier s’est cassé.

     

    Ne va pas rêver que je parle

    comme une qui serait frustrée de plaisir,

    une malade, qui tremblerait à chaque battement de cœur,

    paralysée, tendue à lâcher prise,

    et qui dit, à bout de souffle :

    ces poires mûres

    sont trop amères au goût,

    ce vin est trafiqué, il pique —poison.

    Je ne marche pas —

    qui marcherait ?

    La vie est un trou de bousier — je fuis —

    moi, je la rejette,

    moi qui gis étendue sur cette couche.

     

    Ton jardin tombait en pente vers la mer,

    le myrte recouvrait les allées,

    ambre et miel tachaient d’or chaque feuille,

    la tête du lys-citron —

    une parmi les autres, en nombre —

    pesait de tout son poids — toute douceur.

     

    Le cerfeuil odorant

    s’étendait au bas du talus,

    les violettes striaient l’herbe

    de rayures noires.

     

    La maison, elle aussi, était ainsi,

    sur-fardée, sur-séduisante —

    c’est le monde qui est ainsi.

     

    Nuits sans sommeil,

    je me souviens des initiés,

    de leurs gestes, de leur regard paisible.

    J’ai appris qu’en extase,

    durant leur vision, ils parlent

    avec une autre race d’êtres,

    plus beaux, plus forts que ceux-ci.

    J’en rirais presque —

    plus beaux, plus forts ?

     

    Peut-être qu’une autre vie fait

    toujours contraste avec celle-ci.

    Raisonnons :

    j’ai vécu comme eux vivent

    dans le secret de leurs rites —

    ils subissent une grande tension nerveuse

    pendant le déroulement du rituel.

    Moi, c’est sans cesse que je souffre —

    les jours passent, tous semblables,

    comme une torture — épuisants.

     

    C’est ce que j’avais oublié la nuit dernière :

    tu n’es certes pas à blâmer,

    il n’y a là rien de ta faute ;

    comme à une enfant, une fleur — toute fleur

    m’a déchiré le cœur —

    chicorée des près, herbe commune,

    fantôme de pétale, teinte de fleur

    inattendue, l’hiver, sur une branche.

     

    Raisonnons :

    une autre vie possède ce qui manque à celle-ci,

    une mer sans marées, sans mouvement —

    qui ne nous force nullement

    à nous hausser jusqu’à elle, à suivre son rythme —

    une bande de sable,

    sans jardin au-delà, qui étouffe

    de l’odeur de ses cerfeuils —

    un coteau recouvert non de violettes noires

    mais de pierres, de rochers nus,

    d’arbres nains, tordus, sans beauté

    qui fasse distraction — qui presse

    folie sur folie.

     

    Un lieu tranquille, voilà tout,

    et peut-être quelque horreur aussi,

    quelque hideur pour frapper la beauté

    d’un sceau, d’un signe — impossible à changer —

    sur nos cœurs.

     

    Je n’envoie pas de collier de perles,

    pas de bracelet — accepte ce seul cadeau-ci. »

     

    Hilda Doolittle

    Le jardin près de la mer (1916)

    Traduit de l’anglais et présenté par Jean-Paul Auxeméry

    Orphée / La différence, 1992

  • Louis-René des Forêts, « Ostinato »

     

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    DR

     

    « Le gris argent du matin, l’architecture des arbres perdus dans l’essaim de leurs feuilles.

    Le parcours du soleil, son apogée, son déclin triomphal.

    La colère des tempêtes, la pluie chaude qui saute de pierre en pierre et parfume les prairies.

    Le rire des enfants déboulant sur la meule ou jouant le soir autour d’une bougie à garder leur paume ouverte le plus longtemps sur la flamme.

    Les craquements nocturnes de la peur.

    Le goût des mûres cueillies au fourré où l’on se cache et qui fondent en eaux noires aux deux coins de la bouche.

    La rude voix de l’océan étouffé par la hauteur des murailles.

    Les caresses pénétrantes qui flattent l’enfance sans entamer sa candeur.

    La rigueur monastique, les cérémonies harassantes que les bouches façonnées aux vocables latins enveloppent dans l’exultation des liturgies pour célébrer la formidable absence du maître souverain.

    Les grands jeux dits innocents où les corps se chevauchent dans la poussière avec un trouble plaisir. Les épreuves du jeune orgueil frémissant à l’insulte et aux railleries.

    Le bel été qui tient les bêtes en arrêt et l’adolescent comme un vagabond assoupi sur la pierre.

    Le pieux mensonge filial à celle dont le cœur ne vit que d’inquiétude.

    Le vin lourd de la mélancolie, le premier éclat de la douleur, l’écharde du repentir.

    Les fêtes intimes d’une amitié éprise du même langage, la marche côte à côte sur le sentier des étangs où chacun suspend son pas aux rumeurs amoureuses des oiseaux.

    La fausse guerre dans les cavernes et la neige de Lorraine. Le désastre public sanctionné par l’ignorance, l’avilissement, les aberrations de l’esprit, les discordes, tous les décrets et spoliations qui préparent aux grands ouvrages de la mort.

    L’attente du petit jour, l’ivresse d’avoir peur, les risques encourus aux clairières à franchir d’une foulée haletante.

    La fille pendue à la cloche comme un églantier dans le ruissellement de sa robe nuptiale, le feu pervenche de ses prunelles.

    Le cri émerveillé des naissances. La riante turbulence des oisillons qui s’éveillent et s’abandonnent au vertige encore inouï de la langue.

     

    La foudre meurtrière.

    L’enfant si belle couchée dans la chaleur blanche.

    Le temps qui les en éloigne cruellement sans desserrer la souffrance.

    Les nuits de mauvais sommeil, la parole perdue, son dépôt amer. Les pages embrasées par liasses comme on se dépouille d’un habit impur.

    Le coude-à-coude serré dans l’abandon au rêve d’un renouveau qui abolirait les distances.

    Tout ce qui ne peut se dire qu’au moyen du silence, et la musique, cette musique des violons et des voix venues de si haut qu’on oublie qu’elles ne sont pas éternelles.

    Il y a ce que nul n’a vu ni connu sauf celui qui cherche dans le tourment des mots à traduire le secret que sa mémoire lui refuse.

     

    Mais quand le tour est joué, faut-il en appeler à l’ancienne vie, réinventer son théâtre étonnant, avec ses cris, ses sauvages blessures, ses folies et ses larmes, si c’est pour n’y faire figurer que cette seule ombre tout occupée par le souci de la mort à inscrire son nom sur un tas de déchets hors d’usage ? Vieilleries, vieilleries ! Mettez le feu au décor, réduisez ce décor en cendres, foulez cette cendre avec la même indifférence que la terre qui n’est qu’un charnier où le bruit de nos pas sonne aussi creux que les os des morts.

     

    – Tout ceci n’est donc qu’une fantasmagorie ! Il faut tout brûler ?

    – Laissez. Le temps s’en chargera. »

     

    Louis-René des Forêts

    Ostinato

    Mercure de France, 1997

  • Giuseppe Ungaretti, « Trois poèmes de “Dialogue” »

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    DR

     

    « Don

    Dors à présent, cœur inquiet,

    Dors à présent, va, dors.

     

    Dors, l’hiver

    T’a envahi, menace,

    Crie : “Je te tuerai,

    Tu n’auras plus sommeil.”

     

    Ma bouche, dis-tu, donne

    Paix à ton cœur,

    Dors, dors en paix,

    Écoute, va, ton amoureuse

    Pour triompher de la mort, cœur inquiet.

     

     Tu as vu dans mes yeux

     

    Tu prêtes à l’horrible solitude

    Pouvoir de courir au Jardin,

    Généreux amour.

     

    Tu as vu dans mes yeux s’éteindre

    L’amassement de tant de souvenirs

    Chaque jour plus féroces,

    Et un seul souvenir

     

    Prendre forme soudain.

    Ton âme l’a enfermé dans mon cœur

    Et je suis né de nouveau.

     

    À l’épouvante de la solitude

    Tu offres le miracle de ces libres jours.

     

    Guéris-moi de l’âge, donatrice enfant.

     

     

    L’éclair de la bouche

     

    Des milliers d’hommes avant moi,

    Même plus que moi chargés d’âge,

    Mortellement furent blessés

    Par l’éclair d’une bouche.

     

    Ce n’est pas une raison

    Qui apaise la douleur.

     

    Mais qu’avec compassion tu me regardes

    Et parles, un chant commence,

    J’oublie que la blessure brûle. »

                   1966-1968, Traduction : Philippe Jaccottet

     

    Giuseppe Ungaretti

    Vie d’un homme – Poésie 1914-1970

    Traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, Pierre Jean Jouve, Jean Lescure, André Pieyre de Mandiargues, Francis Ponge et Armand Robin

    Préface de Philippe Jaccotet,

    Éditions de Minuit/Gallimard, 1973

  • Herberto Helder, « Du monde »

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    « Celui qui atteint son poème par ce que les poèmes ont de plus haut,

    touche au lieu où c’en est fini du monde : je ne le veux pas

    pour le charme, ou l’erreur, dit-il,

    je le veux pour l’étoile plénière qui existe à certains endroits de certains poèmes

    abrupts, sans indication d’auteur.

    Il y découvrit ce que tout cela contenait

    d’âpreté :

    plutonium, l’abîme.

    La lune travaillait à la vitesse de la splendeur.

    Les clous vivants au-dedans de la tête, je sais.

    Un vase fait sur le vif, soufflé chaud, dit-il, je sais.

    Le système du son au plus secret du poème à jamais,

    poème intact, de

    musique et

    d’exaltation.

    Où se trouve pour le délire, dans la partie

    haute, dévorée par l’or, la partie inhospitalière.

    Hanté aussi par le plus simple :

    quantité et fraîcheur, un exemple :

    les fruits enivrent.

    Quelqu’un a dit : l’étoile absolue a pénétré ta douceur.

    De traverse en traverse d’os – parce que tu étais vierge – alors elle te transmua,

    fils.

    La bouche meurtrie par l’air inspiré, l’air expiré.

    Brûlé là où la chair se ferme, ou bien ouvert peut-on

    dire

    comme un trou de matière maternelle.

    Un âpre tas de sacs en haut :

    des sacs brillants, des sacs de sang amarré.

    ————

     

    Miroir qui regarde un miroir : image

    arrachant à l’image, oh

    merveille de sa profondeur même, l’eau vive

    que son œuvre enchâsse, lumière tissée

    pour qu’on voie la lumière.

    ————

     

    Œuvre à cette chose ancienne tandis que le monde marche

    sur son centre,

    comme si chaque point de ton ouvrage formait le cœur du monde. »

     

    Herberto Helder

    « Du monde » – 1994

    in Le poème continu – 1961-2008

    Traduit du portugais par Magali Montagné et Max de Carvalho

    Préface de Patrick Quillier

    Chandeigne, 2002, réédition, Poésie / Gallimard, 2010

  • Jean-Jacques Viton, « Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé »

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    « XXII

     

    un matin   dans le bas d’un rideau de fenêtre

    en travers   dans les plis   un visage brûlé

    plein d’épaisseurs   il soutient le regard

     

    observé d’un lit   le visage change

    les plis du rideau deviennent simples

    difficile de retrouver la forme

    ce n’est plus un visage   on peut chercher

    dans l’obscur   le clair   le gris

    quelques angles   une ressemblance improbable

     

    écarter les murs comme des feuilles les repousser

    pour espérer agrandir l’espace mal composé

     

    des rayons de phares se déplacent au plafond

    poursuivis par une troupe de taches sombres

    ce sont cinq cents chiens sauvages

    un gros chiffre   ils bougent dans un galop ralenti

    ils suivent une piste déterminée

    maintiennent le principe du tout droit

    rien n’est décelable en face mais ils passent

     

    c’est un chemin liquide   un ciel qui coule

    on ne comprend pas de quel côté

    il traverse des vides et des volumes

    nombreuses surfaces coloriées sans origine

     

    quand il y a du brouillard les maisons sont en paix

    dans le brouillard une maison est une maison

    ce sont des aspects ou des constellations

    des constellations déterminées par le temps

     

    on invente tout   avec le tout qui existe

    on ne sait jamais au juste ce qu’on pense

     

    où est le vieux vagabond de la Divine Comédie

    où est le vieil homme qui traversait Philadelphie

    avec trois rouleaux sous le bras

    où est le vagabond étrange qui marchait sur l’eau

    où est le vieux vagabond qui allait dans les montagnes

    les poches pleines de morceaux de pain

    qu’il trempait dans des ruisseaux

    où est le vagabond noir dernier vestige de Bruegel

    personne ne sait ce qu’il a dans son sac

     

    où est Essenine qui profita de la révolution russe

    pour courir dans les villages arriérés de la Russie

    en buvant du jus de pommes de terre

    qui songe en admirant le Jardin de l’Amour de Lahore

    à la terrifiante dévastation d’Hiroshima

    où sont les crocodiles qui brûlent les arbres avec leur urine

     

    ce sont de fausses routes   une idée de frontières

    c’est une invention   on peut y circuler

     

    microraptor précurseur de six centimètres

    avait des pattes antérieures plumées

     

    était-ce un parachute pour les trous forestiers

    ou des ailes qui battaient pour propulser

    l’ancêtre de l’avion   cet oiseau aquatique

    dormait à la dérive bec dans la poitrine

     

    rien ne colle   ne veut pas dire   rien ne va

    on entre dans le présent   c’est un état

    il nous entraîne là où nous ne devions pas aller

     

    la Rift Valley vue de satellite

    les Orgues de la chaussée des Géants

    la Taïga dans la région de la Kolyma

     

    c’est une invention on peut y circuler

     

    sommes-nous sûrs d’avoir un visage »

     

    Jean-Jacques Viton

    Je voulais m’en aller mais je n’ai pas bougé

    P.O.L, 2008

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numpage=12&numrub=3&numcateg=2&numsscateg=&lg=fr&numauteur=198