UA-62381023-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Écrivains - Page 14

  • Claude Esteban, « À rebours, confusément »

    1-1.jpg

    DR

     

    « Si je pensais, c’était une falaise

    à l’horizon, des routes

    vides,

    un soleil invisible sur la mer, ce rose

    dans les roseaux, comme

    du vent solide, l’air qui devient

    blanc, c’était

    une falaise d’ocre avec la main

    qui l’inventait

    sur un carré de toile et trois couleurs.

    ——————————————— 

    Les morts n’ont pas

    de lieu, pas d’ombre à eux, mais

    ils durent dans les yeux

    des autres, ceux qui sont là, les morts

    le savent, ils se souviennent

    et c’est une façon à eux

    de vivre une seconde fois sans que rien

    maintenant les blesse et c’est

    trop de douleur pour ceux qui restent, trop

    de malheur qu’il faut chasser pour être un peu.

    ——————————————— 

    Peut-être viendra-t-elle

    et je ne la reconnaîtrai plus, un soir, 

    elle, si jeune maintenant et brune, sans que

    j’entende ses pas

    et ce sera brusquement

    le même désir emmêlé de nous et

    je toucherai cette bouche

    qui ne peut mentir

    ni me dire qu’on l’attend ailleurs et que ce soir

    elle passait très vite.

    ——————————————— 

    Frères, hommes, humains, un autre

    vous appelait ainsi et vous l’avez laissé

    mourir très loin de son amour, frères,

    faut-il encore

    qu’on s’adresse à vous, dans la hâte,

    dans le tourment des os, frères, n’êtes-vous là

    que pour cet unique regard

    sur ceux qui partent, qui sont

    là, qui ne sont plus là,

    et vous devant, frères vivants, qu’on aime encore.

    ———————————————

    Une femme a souri

    dans son sommeil et dehors

    le premier oiseau commence à dire

    que c’est l’aube et cette femme

    bouge un peu, elle a des seins

    qu’il faudrait caresser, je crois, pour

    vivre encore, un peu

    de temps encore et je suis

    là, près d’elle, comme

    une pierre et cette femme qui sourit existe au loin.

    ———————————————

    La porte, la dernière, la plus

    obscure

    est ouverte, sache-le, nuit et jour,

    personne jamais ne la referme,

    aussi ne te hâte pas, tu franchiras

    le seuil à ton heure, quelqu’un

    veille là-bas qui n’a pour tâche que le poids

    des âmes, les corps

    eux, ne souffrent plus ni

    ne se souviennent, ni ne reviennent non plus.

    ———————————————

    Mais n’est-ce pas

    dans un soir comme celui-ci,

    facile, la terre

    a des façons très douces

    de vous endormir, il y a, un peu

    partout, dans le ciel au-dessus, des

    anges, des chants

    qu’on n’entendait presque plus, c’est

    peut-être la fin

    et c’est facile, il suffit de fermer les yeux. »

     

    Claude Esteban

    Sept jours d’hier

    Fourbis, 1993

  • Fabienne Raphoz, « Pendant 46 –48 »

    raphoz-carre-2016-e1567075684870.jpg

    DR

     

    « 46

    Le soleil se fout de l’œil :

           toutournerond

    (sauf les stridences trissées des hirondelles bleues témoins)

     

     

     

    47

    il s’est ennuagé un mont

    tellement fort

    que geais et pies en extraient

    la seule stridence

    sur l’ouate d’on-dirait-l’aube

     

    s’éveille non le temps

    mais son redoublement

    une mise en réserve consciencieuse

    d’un écho papier-froissé

    – de rouge-queue –

    à venir

    quand ça ne viendra plus

    d’ici.

     

     

     

    48

    il se passe quelque chose

    dans le mystère sphérique d’une goutte d’eau

    (à peine ou si tardivement élucidé)

    sur le point de tomber

    mais qui ne tombe

    en suspens logiquement impossible

     

    défi du petit g. de sa nature et du temps

     

    tandis qu’un œil

    la fait exister

    conscient de la fugacité

    de part et d’autre

    d’une frontière fictive

    entre ce qui voit et ce qui est vu

     

     

     

    puis

     

    l’œil regrette la pensée qui l’aveugle

    :

    une goutte d’eau, la dernière d’une branche nue

    est tombée

    sans l’œil témoin

    qui naguère la fit exister

     

    mais il pleut un peu sur la même branche

    une autre goutte se forme

    and so on »

     

    Fabienne Raphoz

    Pendant 1 – 62

    Héros-Limite, 2005

    https://www.heros-limite.com/livres/pendant-1-62

  • Yang Wan li, « cinq poèmes autour la poésie »

    518JJACY8QL._SX251_BO1,204,203,200_.jpg

     

    « Froid tardif composé devant les narcisses sur le lac de montagne*

     

    pour forger un poème, on ne saurait se passer du fourneau et du marteau

    mais si le poème s’accomplit, ce n’est pas seulement grâce à eux

    le vieil homme ne cherche pas le poème

    c’est le poème qui cherche le vieil homme

     

    Lire des poèmes

     

    dans la jonque ma seule occupation est de lire des recueils de poèmes

    j’ai fini de lire les poèmes des Tang, je lis maintenant Wang An-shih**

    ne dites pas que le matin le vieillard ne mange pas

    les quatrains de Wang An-shih sont mon petit déjeuner

     

    Dans l’éclaircie au milieu de la neige, près de la fenêtre ouverte j’ouvre un recueil de poèmes Tang et y trouve un pétale de fleur de pêcher, qui me laisse songeur

     

    au hasard j’ouvre un livre de poèmes, ce matin devant la fenêtre de neige

    dedans, un pétale de fleur de pêcher, encore frais

    je me souviens d’avoir emporté ces poèmes pour lire sous les fleurs

    c’était au printemps, bientôt une année déjà

     

    Ajoutant de l’eau dans le bassin des roseaux aromatiques et des narcisses

     

    mes vieux poèmes que je relis sont de nouveau frais

    une fois la lecture finie, fatigué je bâille et m’étire

    ces innombrables plantes dans le bassin se plaignent d’avoir soif

    mais le vieil homme a pour projet d’être un homme paresseux

     

    Poème en réponse à Lu Yu***

     

    enchaîné à ma fonction, du printemps je ne puis profiter

    ma barbe éclaircie est devenue comme de la neige

    au milieu des nuages je fréquente le poète

    oubliant les affaires, notre entente est parfaite

    si en vieillissant mes poèmes s’émoussent,

    grâce à ton talent tes vers sont toujours impeccables

    toute ma vie j’ai été ballotté,

    mon écriture vaut-elle encore grand-chose ? »

     

    * Une dizaine de jours avant le nouvel an, on installe un bulbe de narcisse dans une bassine d’eau (le lac) avec un caillou (la montagne). Le jour du nouvel an, les narcisses sont en fleurs.

    ** Wang An-shih (1021-1086), poète et homme d’état de la dynastie Song du nord

    *** Lu Yu (733-804), poète de la dynastie Tang

     

    Yang Wan li – 1127-1206

    Le son de la pluie

    Poèmes choisi et traduits du chinois par

    Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1988, 2008, 2017

    http://www.moundarren.com/poeteschinois/yangwanli

  • Jacques Roman, « Notes vives sur le vif du poème »

    3401014699.jpg

    DR

     

    « […]

    Puissance d’un dire, rebelle au royaume de la feinte… On ne s’attable pas ici pour écrire un poème, c’est lui qui met la table et le couvert, tout est dressé… Surtout ne pas craindre la “gaucherie” propre à l’élan furieux, la travailler plus que la préciosité et la manière.

    […]

    Le poème dessine un espace, espace étranger à la frontière. Corps de la parole, il se meut en la matière en mouvement, en élan, en appétit de formes, musical… Écrit en retrait, à l’écart, à l’âme nomade il assure la solide errance dont elle a faim.

    […]

    Cet état où, achevé le poème, tu trembles des heures encore… c’est que jamais le poème n’est un achèvement et le vivant réclame sa part dans cela qui semble mourir pour qu’au monde advienne, de la réalité, un pan éclairé. Le poème écrit n’a ni commencement ni fin, il fait semblant, disait Mallarmé.

    […]

    La clef du poème n’appartient à personne. Elle est appelée à être perdue. Une autre clef ouvrira le poème, une autre clef appartenant à qui lira, elle aussi appelée à être perdue, et tant, tant de clefs… Seules les serrures ont de notre curiosité le désir et même dans l’inexpugnable insomnie de la solitude.

    […]

    État de grâce que j’accueille comme le fruit d’une vie, le fruit d’une longue marche, ardue, et dont il me semble avoir oublié les embûches. C’est respirer. Je pose la plume. Je souris. Je pense à ce poème non écrit, murmuré dans un parc, ce poème que je connais par cœur et que je n’écrirai pas. »

     

    Jacques Roman

    Notes vives sur le vif du poème

    Éditions Isabelle Sauvage, 2014

    https://editionsisabellesauvage.fr/jacques-roman/

  • Frédéric Boyer, « Dans ma prairie »

    Frederic-Boyer-fevrier-2015_0_480_320.jpg

    DR

     

    « Je ne me souviens plus du jour où j’ai découvert l’existence de ma prairie.

    La première fois je suis un tout petit enfant le mot prairie ne vient pas mais je sais qu’il existe. Avec une lampe de poche volée dans un tiroir de la cuisine je lis toute la nuit sous les couvertures un roman de James Fenimore Cooper.

    C’est merveilleux.

    L’aube vient et je n’ai pas sommeil.

    Je glisse dans un canoë de bois verni jusqu’aux berges moussues de ma prairie.

    Les Indiens sont à mes trousses. Je fais pour la première fois l’expérience d’un corps en mouvement dans ma prairie.

    C’est délicieux.

    Mon arc imaginaire est tendu. Il ne rate jamais sa cible. Ma prière est brûlante dans ma gorge. Je cherche une sauterelle dans l’herbe à qui chanter ma peur.

     

       Oh les petits érables ont noirci. L’herbe se fait rare.

       Quelque chose a lieu dans ma prairie.

       Je ne peux pas croire à tout ce qui s’est passé là-bas.

     

       Non non

       plus que jamais  

       les yeux futurs

       pleins du ciel

       de ma prairie.

     

    Est-ce que le mot prairie existe dans le vent qui hurle dehors ?

    Ou dans la grande tristesse qui est dans mon esprit ?

    Ou dans la poursuite folle de ce que je n’obtiendrai jamais ?

     

    Est-ce que le mot prairie existe quand je souhaite les choses et que je pleure en disant ces choses que je veux ?

     

    Ou est-ce que dans le mot prairie disparaîtraient les choses auxquelles je m’étais cru attaché pour toujours ?

     

    Et chaque soir je rêve de partir enfourchant une monture abstraite. Je voyage à qui perd gagne. »

     

    Frédéric Boyer

    Dans ma prairie

    P.O.L, 2014

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=32

  • Jacques Dupin, « Glauque »

    Image-6-204x300.png

    DR

     

    « Comme je voyageais très bas

    autour des étangs de septembre

    je crus la voir elle était là

    béate au milieu de l’eau

    la Chinoise du Malespir

     

    dans l’attente lancéolée

    du songe qu’elle accapare

    son œil étirant mes yeux

    elle rit de rien et de l’eau

    je ne cesse de rajeunir

     —————————————

     

    trop de feuilles   de chimères

    de meurtres flottés sur l’eau

    elle extasiée qui replonge

    dans la plaie au fond de quoi

    une écriture agonise

     

    l’opéra-bouffe des grenouilles

    qui languit   qui se déchirent

    par la libellule et le bleu

    de ses ciseaux entrouverts

    au milieu pour en finir

     —————————————

     

    il fait sombre j’écris bas

    elle est là depuis toujours

    les bulles crevant sa peau

    dans le glauque du rituel

    la coulisse épaisse de l’eau

     

    c’est l’égrènement c’est le frai

    l’accouplement le rosaire

    sur la pierre lisse et le bord

    de l’eau morte écartelée

    par l’effervescence de l’air

     —————————————

     

    ta soif ton regard bridé

    et le plaisir sans mélange

    d’enfanter ce que je tais

    d’aspirer l’ombre de l’autre

    plus loin que l’eau divisée

     

    ne coassant plus en dieu

    sans l’affilée de ma langue

    l’inconnue de l’entre-deux

    a plongé dans la démence

    du foutre des monstres frais

     —————————————

     

    le froid de sa cuisse ouverte

    à la labilité de l’eau

    elle est là depuis toujours

    ma complice fantômale

    une grenouille à rebours

     

    de son genou dissipant

    un tressaillement dans le vert

    pour l’image que revêt

    l’assidue des premiers ronds

    de l’eau ridée de l’enfer »

     

    Jacques Dupin

    Chansons troglodytes

    Fata Morgana, 1989

  • Wisława Szymborska, « Prêt-à-vivre »

    a5ead270b7227c6756afbfab5d1eaf50.jpg

    © : Elżbieta Lempp

     

    «Voilà du prêt-à-vivre.

    Pièce sans répétition.

    Corps sans essayage.

    Tête sans réflexion.

     

    J’ignore le rôle qu’on me fait jouer.

    Je sais seulement qu’il est à moi, non échangeable.

     

    De quoi parle la pièce, je n’ai pas d’autre choix

    que de le deviner une fois sur scène.

     

    Préparée à la diable pour cet honneur de vivre,

    j’ai du mal à tenir le rythme qu’on m’impose.

    J’improvise, bien que cela me fasse horreur,

    je bute à chaque instant sur l’ignorance des choses.

    Mes manières fleurent sans doute la province.

    Mes instincts n’ont sûrement rien de professionnel.

    Le trac est une excuse, et une humiliation.

    Je trouve cruelles ces circonstances atténuantes.

     

    Mots et réflexes qu’on ne peut retirer,

    l’inventaire des étoiles plein d’erreurs,

    caractère ? Un manteau boutonné en courant.

    Telles sont les conséquences pénibles de la hâte.

    Si j’avais pu seulement répéter un mardi,

    ou revoir les détails d’un jeudi, juste un seul !

    Mais voilà vendredi au scénario obscur.

    “Est-ce correct ?” croassé-je (on ne m’a pas laissé

    le temps de m’éclaircir la gorge en coulisses).

     

    Et ce n’est pas, hélas, une audition sommaire,

    dans un studio provisoire. Certes, non.

    Traversant le décor, je vois qu’il est solide.

    La précision des accessoires m’étonne.

    La scène tournante semble rodée depuis longtemps.

    Nébuleuses toutes banchées, jusqu’à la plus lointaine.

    Je n’ai plus aucun doute, c’est la première – et

    quoi que je fasse maintenant,

    deviendra à jamais la chose que j’aurai faite. »

     

     

    Wisława Szymborska

    Grand nombre (1976)

    in De la mort sans exagérer – Poèmes 1957-2009

    Préface et traduction du polonais de Piotr Kaminski

    Poésie / Gallimard, 2018

  • Lambert Schlechter, « Piéton sur la voie lactée »

    P1010227.jpg

    © cchambard

     

     

    « à côté de mon oreiller, la nuit, j’écris :

    voilà, il y a eu ce jour-ci, il se termine

     

    jour printanier, soleil & ciel bleu

    ce jour-ci, un jour de ma vie

     

    viendra le jour de demain, j’y vais

    encore un jour de ma vie

     

    je ne sais si c’est le dernier

    ou s’il y en aura encore mille

     

    nuit me prend : dormir pour vivre demain

     

    *

     

    écrire pour préparer le terrain d’écriture

    écrire encore ceci avant de commencer à écrire

     

    écrire vite vite choses simples & banales

    avant d’ouvrir la brèche vers les profondeurs

     

    écrire vite vite les petits rien de la vie

    afin de conjurer le grand tout du néant

     

    écrire le frémissement de l’herbe

    avant de thématiser le frisson de l’existence

     

    balbutier encore & encore : je ne suis pas mort

     

    *

     

    quand les mots ne servent plus

    à marchander les radis ou le bleu du ciel

     

    quand les phrases renoncent

    à commenter les tribulations du moi

     

    quand le langage n’est plus utile à rien

    sauf à baliser sans fin un domaine sans nom

     

    quand les mots soudain te chaotisent

    tout ce que tu croyais savoir & connaître

     

    c’est ce que tu demandes au poème : du vertige »

     

     

    Lambert Schlechter

    Piéton sur la voie lactée – Petites parleries au fil des jours

    Avec des dessins d’Anne Weyer

    Phi, 2012

    http://www.editionsphi.lu/fr/francais/353-schlechter-lambert-pieton-sur-la-voie-lactee.html

  • Juan Gelman, « Notes XII & XIII »

    AVT_Juan-Gelman_2787.jpg

    DR»

     

    « NOTE XII

     

    les rêves brisés par la réalité

    les compagnons brisés par la réalité/

    les rêves de compagnons brisés

    sont-ils vraiment brisés/perdus/rien/

     

    pourrissent-ils sous la terre ?/leur éclat brisé

    disséminé en petits morceaux sous la terre ?/un jour

    les petits morceaux vont-ils s’unir ?

    va-t-il y avoir la fête des petits morceaux qui se réunissent ?

     

    et les petits morceaux des compagnons/se réuniront-ils une fois ?

    marchent-il sous terre pour se réunir un jour comme dit manuel ?/se réuniront-ils/ un jour ?

    de ces petits morceaux aimés est faite notre concrète solitude/

    nous avons per/du la douceur de paco/la tristesse d’haroldo/la lucidité de rodolfo/le courage de tant et tant

     

    à présent ils sont de petits morceaux disséminés sous tout le pays

    de petites feuilles tombées de la ferveur/de l’espoir/de la foi/

    de petits morceaux qui furent joie/lutte/confiance

    dans les rêves/les rêves/les rêves/les rêves/

     

    et les petits morceaux du rêve/se réuniront-ils une fois ?

    se réuniront-ils un jour/les petits morceaux ?

    nous disent-ils de les accrocher au tissu du rêve général ?

    nous disent-ils de rêver mieux ?

    à manuel scorza

     

     

    NOTE XIII

     

    chaque compagnon avait un morceau de soleil/

    dans l’âme/dans le cœur/dans la mémoire/

    chaque compagnon avait un morceau de soleil/

    et c’est de cela que je parle

     

    je ne parle pas des erreurs qui

    nous ont conduits à la défaite/pour l’instant/non

    je parle de l’arrogance/de l’aveuglement/du délire militariste de la direction/

    je dis que chaque compagnon avait un morceau de soleil

     

    qui lui illuminait le visage/

    lui donnait chaud dans l’effroi nocturne/

    l’embellissait en lui mettant la joie aux yeux/

    le faisait voler/voler/voler/

     

    se sont-ils éteints ces morceaux de soleil à présent ?/à présent que les compagnons sont morts/se

    sont-ils éteints leurs morceaux de soleil ?/ne leur éclairent-ils pas toujours

    âme/mémoire/cœur/leur réchauffant

    le talon les os mitraillés d’ombre ?

     

    petit soleil qui ainsi s’éteignait/

    tu éclaires encore cette nuit/

    où nous restons à regarder la nuit

    vers le côté où monte le soleil »

    Juan Gelman

    Vers le sud et autres poèmes

    Présenté et traduit de l’espagnol (Argentine) par Jacques Ancet
    postface de Julio Cortázar

    Gallimard, coll. Poésie, 2014

     

  • Lu Yu, « La nuit du 18e jour du 7e mois, composé sur l’oreiller »

    luyu1-1.jpeg

     

    « un éclair jaillit, il fait clair comme en plein jour

    pas encore apaisé le tonnerre gronde

    les nuages défilent confusément puis disparaissent

    lentement monte la lune solitaire

    dans les herbes couvertes de rosée des criquets conversent

    le vent dans les branches effraie les pies

    dès que la fraîcheur naît je me sens enfin à l’aise

    je dors profondément jusqu’à ce qu’à la fenêtre il fasse jour »

     

    Lu Yu

    Le vieil homme qui n’en fait qu’à sa guise

    Poèmes choisis et traduits du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1995, rééd. 2012

    https://moundarren.com/livre/lu-yu/

  • Jean-Luc Nancy, « Les senteurs de la librairie»

    jean-luc nancy,les senteurs de lalibrairie,sur le commerce des pensées,jean le gac,galilée

    © Jean Le Gac

     

     

    «  […] La librairie est une parfumerie, une rôtisserie, une pâtisserie : une officine de senteurs et de saveurs à travers lesquelles se laisse deviner, supposer, pressentir quelque chose comme une fragrance ou comme un fumet du livre. On s’y donne ou on y trouve une idée de son Idée, une esquisse, une allusion, une suggestion. Peut-être parle-t-il de ce qu’on cherchait, de ce qu’on espérait. Peut-être tient-il la promesse de son titre – Le Temps perdu, L’Être et la Néant, Le Capitaine Fracasse –, ou bien de celle du nom de l’auteur – Diderot, Joachim de Flore, Ernest Hemingway, Jane Austen –, ou bien encore du nom de l’éditeur et de la collection – Galican, Calmy-Cohen, Enseignes, Portulans, Le Typographe –, et peut-être pourrait-il tenir mieux encore la promesse discrète de l’inconnu, de l’inattendu, – L’Intrus, Des pois au lard, Relation d’un voyage en grande librairie –, ou bien peut-être, dépourvu de toute promesse et ne risquant donc pas de les trahir, assure-t-il simplement de son sérieux, de sa compétence – Histoire véridique de ma vie, Origine de la géomancie, Tristan et Isis.

    La librairie ouvre au lecteur l’espace général de toutes ces espèces d’ouverture, de regard furtif, d’éclairage bref ou d’illumination, de forage, de prospection, de passage au crible, au tamis, de prélèvement ou bien de relevé. Il s’agit toujours de délier le lien qui tient le volume et de le laisser respirer, s’ébrouer un instant – perdre aussi sa suffisance et sa consistance pour ne plus être ailleurs que dans l’empressement ou dans la nonchalance des doigts qui feuillettent.

    Mais le regard effeuille aussi les rayons et les tables, il se pose de place en place, sautant de couleur en format, guidé par des silhouettes, des images, des signaux divers. Il se laisse séduire, solliciter, charmer. Il envisage les épaisseurs, il parcourt les indications des quatrièmes de couverture, ou bien, lorsqu’il en trouve encore, des prière d’insérer. C’est lui qu’on prie, en fait, d’insérer dans le livre un peu de son envie, de sa curiosité, de cette imagination qui ne cesse dans son dos de lui faire attendre des mondes, des bonheurs, des savoirs, des récits. […]»

     

    Jean-Luc Nancy

    Sur le commerce des pensées

    Illustrations originales de Jean Le Gac

    Galilée, 2005

    http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3001

  • Jean-Christophe Bailly, « Aventure de Thomas Jones »

    ob_3db373_jones4.jpg

    Thomas Jones, Un mur à Naples, 1782, Londres, National Gallery

     

    « Un art délivré de l’intention — qui n’en a pas rêvé ? Or voici que par dépit peut-être et heurté par tout ce que lui renvoyait de négatif le monde de l’intention picturale, qui est avant tout celui d’une dictée de types et de rituels, Jones s’en est rapproché. Nous sommes loin, très loin, maintenant. Loin de tout effet de halo ou d’annonce, loin de toute “nativité”, de tout supplément auratique, mais nous sommes en plein dans un commencement, qui n’a même pas le pathos des commencements : un matin, un beau matin, avec en lui cette opacité presque éteinte que Jones a su percevoir en plein jour. [­…] Jones s’est porté un peu plus loin, ce qui est une façon de parler, car en fait c’est plus près qu’il est allé, plus près de la surface, qui est ce que nous pouvons connaître du monde. Pour la première fois peut-être avec autant de simplicité et si peu d’emphase, quelque chose de la peau du monde au monde est montré, quelque chose qui n’est rien, en tout cas rien de haut ou de sublime, on le redit encore une fois : un mur usé sous un pan de ciel bleu d’été, à Naples, des toits et des dômes qui se succèdent et forment la skyline de ce temps, une géométrie austère installée sous le ciel au-dessus des ors et des secrets de la ville baroque, des murs encore, pleins de coulures et de cicatrices, avec dans un recoin une terrasse recouverte de branchages et même, si l’on y tient, du linge qui sèche : mais dépourvu de tout appel à l’anecdote ou au cliché (alors même que le linge partout accroché dans les ruelles constitue aujourd’hui un véritable topos du pittoresque napolitain), simplement pendu au balcon de bois du Mur à Naples avec, au centre, comme un fléau ou un balancier, un long flambeau blanc traînant dans le vide écrasé de lumière.

    Le paradoxe, c’est que le commencement qu’inaugurent ou que confirment les huiles sur toile est aussi un adieu. Les séances sur la terrasse sont de 1782, or c’est en août de l’année suivante qu’il embarque avec sa famille sur le brigantin suédois qui le ramènera en Angleterre, où il mettra fin à sa carrière de peintre. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le destin de Thomas Jones est étrange, il y a dans son refus des conventions picturales et davantage encore dans l’abandon à peine ultérieur de son art comme une préfiguration du Bartleby de Melville. Jones serait comme un Bartleby artiste refusant soudain lui aussi d’avancer dans le sens qu’on lui indique : I would prefer not to — c’est comme si le refrain obstiné du petit scribe new-yorkais venait faire un tour sur une terrasse de Naples pour rebondir au beau milieu du pays de Galle et s’y éteindre entre les collines sur un fond de résignation et de tristesse. En tous cas il convient parfaitement à ces gestes par lesquels Jones, sans souveraineté ni superbe, mais absolument, tourna le dos à son époque pour se mettre devant ce qu’elle longeait chaque jour mais sans le voir et qui n’était pas tant sa face cachée que sa face réelle et son propre abîme quotidien. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Saisir — Quatre aventures galloises

    Coll. Fictions & Cie, Seuil, 2018