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Écrivains - Page 17

  • Li Shang-yin, « Lune d’automne »

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    « Sur le bassin et derrière le pont

    Elle l’inoubliable l’adorable.

    Le rideau s’ouvre lumineuse nuit.

    Rouler la natte — c’est le froid qui pointe.

    Où la lumière coule — fleurs d’eau vive

    Où luisent ses rayons — arbres-nuages.

    Cheng E* sans rouge aux joues sans sourcils peints

    Se montre fière dans sa vraie nature. »

     

    * Personnage de la mythologie chinoise Cheng E, épouse de l’Archer Céleste Yi, est la déesse de la Lune. Leur histoire est très belle & très triste. (Note du blogueur)

     

    Li Shang-yin — 812-858

    in Ombres de Chine

    « Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »

    Choix, traduction et commentaires : André Markowicz

    Inculte / Dernière marge, 2015

    https://inculte.fr/produit/ombres-de-chine/

  • Po Chü-i, 3 poèmes sur la vieillesse 

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    « Sur la vieillesse, envoyé à Meng-té*

     

    Nous voici tous les deux dans la vieillesse.

    La vieillesse comment la définir ?

    On voit trouble on se couche le premier

    Parfois on sort on s’appuie sur sa canne

    Sinon on est cloîtré à la maison.

    On se détourne d’un miroir trop neuf

    On ne lit plus que les gros caractères.

    On pense aux vieux amis de plus en plus

    On ne fait rien de ce que font les jeunes.

    Une passion nous reste – bavarder

    On s’y adonne quand on se retrouve.

     

    * Meng-té est le deuxième nom d’un des amis les plus proches de Po Chü-i, Liu Yü-xi (772-842)

     

    Ému par ma vieille barque de Suzhou*

     

    Les poutres peintes se sont abîmées

                      et la fenêtre rouge tient à peine.

    Je reste assis au bord de mon bassin

                      je le regarde du matin au soir.

    La barque de Suzhou que je gardais

                      a eu le temps elle aussi de pourrir.

    Si nous en sommes là par quel miracle

                      mon corps pourrait-il être mieux portant

     

    * Po Chü-i avait été victime d’une attaque cérébrale qui l’avait laissé à moitié paralysé

     

    Fin de l’année

     

    Fin de l’année vieil homme aux cheveux blancs

    Ses compagnons – neuf sur dix dans la tombe.

    Tant pis son corps malade il le supporte

    C’est mieux que pas de corps à supporter. »

     

    Po Chü-i (Bai Juyi) – 772-846

    in Ombres de Chine

    « Douze poètes de la dynastie Tang (680-870) et un épilogue »

    Choix, traduction et commentaires : André Markowicz

    Inculte / Dernière marge, 2015

    https://inculte.fr/produit/ombres-de-chine/

  • Pascal Quignard, « Zhuo Wenjun & Sima Xiangru »

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    © : cchambard

     

    « Au IIe siècle avant notre ère vécut Zhuo Wenjun. Elle vivait à la campagne et perdit son époux à l’âge de dix-sept ans. Elle revint à la ville et retourna vivre dans la maison de son père, qui était un riche marchand. Il se trouva que ce dernier reçut un matin Sima Xiangru, âgé de vingt ans, pauvre, lettré, cithariste, cherchant du travail. Zhuo Wenjun passe la tête par la porte. Elle la retire aussitôt car il y a quelqu’un.

    Avant même qu’elle sache quel est le nom, l’âge, l’état du jeune homme, dès le premier regard, elle est tombée éperdument amoureuse de Sima Xiangru.

    Ils trouvent le moyen de communiquer entre eux dans la journée. Elle ne peut résister au désir dans le souvenir où elle est de son ancien époux, elle prend dans sa main le sexe de Sima Xiangru, elle dénoue sa propre ceinture, elle écarte ses cuisses, elle s’assied sur lui. Ils sont attachés, l’un à l’autre, jour après jour, avec plus de violence.

    Zhuo Wenjun demande à Sima Xiangru qu’il l’enlève toutes affaires cessantes. Il l’enlève.

    La jeune veuve brave la honte (par rapport à son mari défunt) et la pauvreté (par rapport à la richesse de son père). Elle devient une pauvre marchande d’alcool.

    Sima Xiangru ne cesse en rien d’être ce qu’il est. Il lit. Il chante.

    Finalement le père de Zhuo Wenjun, vieillissant, est touché par la persistance de l’amour que sa fille porte au cithariste. Il les marie. Il accorde au nouveau ménage son pardon. Il lui donne sa fortune. La cité pend le père. 

    *

    L’amour, en quelque culture que ce soit, à quelque époque que ce soit, consiste dans la formation d’un attrait irrésistible qui perturbe l’échange social programmé.

    En Chine ancienne l’obéissance à un sentiment passionné et l’écoute d’une musique merveilleuse sont toujours associées.

    Ce que les anciens Romains décrivirent comme fascinatio ou fulguratio, les anciens Chinois le désignèrent comme obéissance au chant de perdition. C’est un même transport irrésistible. C’est une même emprise sans délai du Jadis pur.

    Il n’y a pas de différence entre musique et amour : l’écoute d’une émotion authentique égare absolument. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    « Chapitre XXIV, Le jugement de Hanburi »

    Gallimard, 1998, réédition Folio n° 3492, 1999

  • Li Po, « Neuvième jour du neuvième mois »

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    « aujourd’hui les nuages et le paysage sont superbes

    les eaux sont vertes, les montagnes d’automne lumineuses

    j’ai emporté un pichet de vin Nuées des immortels,

    et cueilli des chrysanthèmes épanouis dans le froid

    l’endroit est retiré, au milieu de pins et de rochers antiques

    le vent clair se lève, résonnent la soie des cordes et le bambou des flûtes

    je regarde dans ma coupe le reflet de mon visage réjoui

    riant seul, à nouveau je me sers

    ivre mon bonnet tombe, la lune au-dessus de la montagne

    nonchalant je chante, songeant aux parents et aux amis »

     

    Li Po

    Buvant seul sous la lune

    Traduit du chinois par Cheng Wing fun & Hervé Collet

    Moundarren, 1999, réédition 2018

    https://moundarren.com/livre/li-po/

  • Jean Clair, « Les ocres merveilleuses » (sur Zoran Music)

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    Zoran Music, Portrait d’Ida, 1988, collection particulière

     

    « Music dit qu’il cherche l’essentiel. Il dit aussi qu’il faudrait pouvoir peindre les yeux fermés. Il dit qu’il voudrait que sa peinture ne pèse pas. Dans ce souci pudique, seule confidence qu’il laisse filtrer sur son art, il ne cherche pas la couleur ultime, le ton philosophal comme l’or, la note primordiale qui restent l’obsession des peintes d’avant-garde. Le désert qu’il habite n’est pas celui du nihilisme. Il est plutôt le terreau aride et rigoureux où se recueillent les couleurs premières, ces chrôma qui sont, par la vie qui les habite, un défi à l’étendue et à l’inerte.

    […]

    Inséparable de ses origines intellectuelles, le silence de Music l’est aussi de l’expérience de Dachau. Elle demeure chez lui fondamentale, qui a donné naissance à l’œuvre et lui a donné son accent unique. Des chevaux, des paysages, des villes, des visages de femmes, des portraits de soi inlassablement scrutés, tout ce que nous avons cru posséder, nous ne l’avons jamais eu, pas plus que nous ne possédons le langage dont nous usons. L’élégie du quotidien, la permission de dire à nouveau, se regagne ici et chaque matin sur la terreur indicible du crime permanent. Il y suffit de quelques mots, et de quelques tons.

    Ainsi de l’usage des mots, ainsi des couleurs. La palette moderne offre au peintre des dizaines de milliers de colorants de synthèse. Misère de la pléthore. Seuls quelques-uns ont rapport à notre monde. Tous les autres sont, à des titres divers, des monstres dont nous serons, un jour ou l’autre, les victimes.

    Music use ainsi des ocres, ces ochra merveilleuses dont parle Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle : ocre jaune, ocre rouge, terre de Sienne, terre d’ombre, rouge vénitien. Pigments naturels, ils ne sont pas loin des tons rares des argiles qu’utilisaient les peintres préhistoriques pour fabriquer le rouge, le brun, le jaune, le noir.

    […]

    Face aux entreprises d’extermination massive de notre temps, le peintre est cet individu qui, grâce à quelques poudres, reprend le geste du paléanthropien qui, en enterrant les morts après les avoir enduits d’ocres rouges, a fondé notre culture, et la maintient contre la barbarie. Couchant dans le lit des terres colorées pour qu’elles ne se perdent pas, les apparences de ce qu’il aime, le peintre peint un visage de femme à la chevelure rousse, du rouge de la vie, ou de ce roux qu’on dira vénitien, et qui venait dit-on de ce peuple des Cimbres, géants aux yeux bleus, au poil blond ou carotte, venu déferler jusque sur la lagune. Il peint aussi la toison d’Ida, sa compagne, de la nuance qu’un Antonio Tilesio à la Renaissance aurait nommée rufus, et que partagent les chevaux et certains rochers. Il peint des collines bleues et grises, de ce ton caeruleus, albus qui dit les lointains. Il peint, dans l’admirable série des Atelier au chevalet, le mur de sa maison d’un jaune intense, de ce fulvus qui rappelle les blés et l’éclat de l’or tréfilé. Il peint les animaux enfin, les dorades irisées, où se décline le spectre solaire, du roseus au viridus. Protégé de la corruption par tous ces onguents, tout un monde renaît à nos yeux, dérisoire et sublime. »

     

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    Zoran Music, Nous ne sommes pas les derniers, 1973, Musée de la Reina Sofia, Madrid

     

    Jean Clair

    Zoran Music à Dachau – La barbarie ordinaire

    Arléa 2018, paru initialement en 2001, sous le titre La barbarie ordinaire – Zoran Music à Dachau, Gallimard

  • Peter Handke, « Images du recommencement »

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    © Christian Hartmann

     

    Ces notes des années 1981-1982 ne sont ni des aphorismes ni des maximes mais des jalons ou des pauses dans la concentration extrême dont naît l’œuvre littéraire. Il y a un point où la précision du regard est si grande qu’il devient réflexion : il concentre la durée. Chacune de ces notes est comme ces fleurs japonaises, boules de papier minuscules qui jetées dans l’eau s’épanouissent et deviennent gigantesques. Ce petit livre rayonne vers le dedans d’une force indivisible : c’est l’expérience poétique à l’origine des œuvres qu’elle fait naître mais aussi de la vie qu’elle fait vivre au lecteur. Georges-Arthur Goldschmidt


    « Au chat venu se poser là le matin ; “Et de quel conte sors-tu aujourd’hui ?”

     

    Reste fidèle aux mots de ton enfance ; tout autre mot serait faux

     

    Trouver écrit ce qu’on a rêvé : c’est ce que je voudrais qu’il vous arrive

     

    Non pas : “Nos enfants doivent avoir une meilleure vie que nous”, mais nos enfants doivent devenir meilleurs que nous (c’est la raison d’être des enfants)

     

    Le malheureux et l’homme heureux dans l’art roman : comme si là-dessus ils en savaient plus que les malheureux et les heureux d’autres époques

     

    Le vert d’été multiple des arbres au bord de la forêt réunit toutes les couleurs en lui, il rend tout objet net et dispose chaque objet par rapport à l’autre : les arbres, là-bas, sont plus que les douze apôtres, à la fois différents et un, ils ont quelque chose d’apôtres, de nombreux, de très nombreux apôtres, ensemble. Et cette couleur verte est d’une diversité énorme — il n’y a pas d’arbre qui soit le roi, pas même le mélèze — et chacun a une attitude, une allure, une forme différentes (la façon dont les feuilles ou les aiguilles se dressent, pendent, s’enflent, pelucheuses ou nuageuses, brillent ou sont mates) : ne l’oublie jamais au fond de ton cœur, ne laisse jamais échapper cela de ton cœur, toi qui es là, debout : cela vaut la peine d’être transmis, le vert multiple des arbres, c’est cela la tradition

     

    Maintenant, je peux le dire, le point de départ pour un artiste, c’est le sentiment, par moments exaltant, d’un vide puissant dans la nature, et lui, il va le combler, peut-être, poussé par ce vide, par ses œuvres, mais ce vide reviendra sans cesse — signe qu’il est un artiste — il donnera envie puissamment : un vide comme une voûte

     

    Le récit, c’est cela la morale : agis de manière à pouvoir te représenter ton action comme un récit (agis de telle sorte que tes actions puissent former un récit)

     

    “Se reprendre avec ménagement” (Hölderlin) : c’est de cette façon qu’il faudrait garder l’équilibre en écrivant

     

    L’art doit me rappeler ce que j’ai aimé un jour pour que je ne meure pas en traître

     

    Quand j’ai l’esprit absent, mon enfant devient brutal avec moi

     

    Un beau vœu pour quelqu’un ce serait : “ne te laisse pas attraper !” (Tout comme je pourrais dire à l’instant à la grive en train de fureter dans le feuillage : “Ne te fais pas attraper par le chat !”

     

    Un couple d’amoureux s’en allait dans le paysage, petit-fils et grand-père, loin »     1981/82

     

    Peter Handke

    Images du recommencement

    Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt

    Christian Bourgois, 1987

     

    Peter Handke a obtenu le Prix Nobel de littérature, le 10 octobre 2019

  • Sereine Berlottier / Jérémy Liron, « Habiter »

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    © Jérémy Liron

     

    Après la fameuse phrase de Thoreau sur les trois chaises (“une pour la solitude, deux pour l’amitié, trois pour la société”), le livre commence et se clôt par un poème comme une porte qui s’ouvre puis se ferme sur une construction allongée, comme une maison verticale en regard des peintures qui, elles, prennent plus volontiers la page pour dire le vertige en jaune, vert, noir et blanc (à peine) de l’habitation en plan large ou en détails. Cette verticalité du texte de Sereine Berlottier est un élément bien pensé pour exprimer, face à ce qui se dérobe dans la peinture, les traces & trajets qui d’halte en tour & détour, ramènent à l’habitable – maison, chambre à soi, cabane, livres aimés, langue & donc écriture… Habiter, trouver le lieu idoine, pour une heure, un jour, un mois, une vie, lire les annonces, les adjoindre pour composer la variété de la recherche nomade, sans désir particulier de possession – parfois plutôt de dépossession voulue ou non –, habiter le corps, la pensée, la recherche, l’exil, l’accueil, le fragment (144 fragments au centre du livre), l’enfance, la maladie, la mort, l’absence…Habiter…

     

    « Un livre comme une cabane, mais en plus confortable.

    […]

    Habiter, accueillir, et ne pas accueillir.

    Inventer des formes de vivre, et d’attendre. Des formes spatiales, d’autres qui ne le sont pas.

    Habiter, déplacer.

    Articuler en langage, en silence aussi. Articuler du langage capable de retenir, de faire silence. De faire de ce silence un espace.

    […]

    Ce à quoi je donner le nom de maison inverse entièrement la logique de ces fragments, leur impuissance même. Maison serait le lieu en moi d’une continuité d’expérience, d’une simple phrase, longue, enracinée, cousue à d’autres plus anciennes, vieillissantes et reprises, le lieu d’un lien éprouvé, d’une mémoire articulée, complexe, où se conserverait l’empreinte des gestes précédents. Lieu dont j’imagine en rêve qu’il me donnerait accès à un récit mieux construit, plus enveloppant, continué, un abri sans fissures. À l’inverse de ces petits copeaux que le silence ronge, où le corps ne trouve pas plus de chaleur qu’au cœur d’une hutte ventée, bancale. De cette continuité, dont la puissance rêveuse s’étendrait sur plusieurs générations, j’espérais une mue décisive.

    […]

    Habiter, dans le lien, la séparation. Des lumières que l’ombre déplace. En se demandant si la matière écoute, reçoit, se transforme aussi en retour.

    Habiter pour durer. Au moins un peu.

    Situer son ombre, sa silhouette. Faire de la limite un tracé. De la multitude des tracés un dessin.

    Mâcher du temps. Émettre des signes.

    Verticalité des racines, horizontalité des mesures de soi, vers d’autres, branches, étendues. »

     

    Sereine Berlottier / Jérémy Liron

    Habiter, traces & trajets

    Les Inaperçus, 2019

    https://lesinapercus.fr/produit/habiter-traces-trajets-de-sereine-berlottier-et-jeremy-liron/

  • Ryoko Sekiguchi, « Nagori »

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    Ryoko Sekiguchi à la Petite Escalère, le 30 septembre 2019

    © : Sophie Chambard

     

    Le Nagori, c’est « la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter », « l’état de saisonnalité d’un aliment », c’est « avant tout la trace, la présence, l’atmosphère d’une chose passée, d’une chose qui n’est plus ». En français on pense à la laisse de mer et à l’image qui manque à nos jours. Par surcroît le cycle de la vie est absolument présent dans dans tous les sens du mot nagori. Dans ce mince livre, Ryoko Sekiguchi nous invite à penser – et c’est une délicate invitation – notre rapport au temps, aux autres, à, par exemple ne pas omettre de faire o-miokuri, cette politesse japonaise qui consiste, quand on raccompagne quelqu’un, à le suivre du regard jusqu’à ce que le contact ne puisse plus s’établir – et qui n’a pas de nom en français. Tout l’art de Ryoko Sekiguchi est de chercher quelque chose qui n’étant plus là, presque plus là, est déjà une autre chose que l’on regrette, que l’on cherche et qui va apparaître portant la saveur de ce qui est passé et celle de ce qui naît – subtilement différentes. C’est une méditation sur les langues et la culture, une façon douce de nous amener à regarder plus justement ce qui nous entoure, nous constitue — comme la dernière pêche contient déjà le goût de la première de l'an prochain et, en nous, fait le lien entre les états de notre corps. On pourra compléter la lecture avec ce très beau livre qu’est La Voix sombre paru en 2015, et celle du délicat Le nuage, dix façons de le préparer (avec Sugio Yamaguchi & Valentin Devos), sans oublier la réédition en poche P.O.L du Club des gourmets(avec Patrick Honoré), subtile promenade dans la littérature et la cuisine japonaises.

     

    « Il existe trois termes différents pour décrire l’état de saisonnalité d’un aliment : hashiri, sakari et nagori. Ils désignent l’équivalent de “primeur”, de “pleine saison”, et le dernier, nagori, de l’arrière-saison, “la nostalgie de la saison qui vient de nous quitter.”

    […]

    Le début d’une saison est toujours le nagori de la saison précédente, on n’est jamais tout à fait dans une seule saison, sauf en ce point d’acmé qu’est le sakari, qui ne dure d’un instant, comme le saut d’un athlète. Même dans l’instant de sakari, on pressent déjà le déclin qui arrive inéluctablement, et l’on peut s’en désoler, tout en percevant les restes de jeunesse qui ont poussé le produit jusqu’au sakari. Les saisons ne sont pas des parcelles bien définies. Elles sont souples et multiples. Elles respirent.

    […]

    Les saisons, c’est un sentiment, une émotion. Nous entretenons avec chacune d’elles une relation intime et personnelle. Sentir cet attachement, quel que soit le moment de la saison que l’on préfère, c’est peut-être cela “être de saison”, au sens de l’expression française. C’est être dans l’instant, être dans la vie.

    […]

    J’ai toujours écrit sur la mort, pour les morts.

    Pour une fois, je voulais écrire un livre sur la vie. Ou sur la mort qui est la continuité de la vie. Sur les morts qui cohabitent avec la vie. Parce que c’est cela, les saisons. Les morts, ou les disparitions successives qui laissent la place à d’autres vies, mais qui un jour font retour.

    Ces fleurs d’orangers, ces tomates et ces sauges, nous les humerons et nous les mangerons. Elles feront partie de nous-mêmes. Ou nous en ferons des conserves pour en préserver l’essence. Nous serons nostalgiques de leur départ avec la saison, mais nous les retrouverons, chaque année. Jusqu’au moment où ce sera notre tour d’ouvrir définitivement la dernière porte de la vie.

     

    Peut-être est-ce pour cela que les saisons sont la plus belle chose qui existe dans le monde. »

     

    Ryoko Sekiguchi

    Nagori

    P.O.L, 2019

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=livre&ISBN=978-2-8180-4661-6

  • David Collin, « La grande diagonale »

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    Victor Segalen en Chine

     

    Voici un petit livre rose qui est bien plus copieux qu’il n’en a l’air. C’est que l’histoire conjointe de Victor Segalen & de David Collin est passionnante. D’une rencontre dans la boîte d’un bouquiniste avec quelques livres au début des années 2000 à la publication de ce livre, il y eut une belle & longue diagonale entre les deux écrivains avec de magnifiques évitements, de splendides bifurcations, des échecs qui sont des avancées lumineuses. Ce livre ne serait-il que cela, l’histoire d’un échec à écrire sur Segalen, qu’il serait déjà une réussite, mais, mieux, il est, sur le fil, une ouverture, un partage, une lecture, de la vie & des livres de l’auteur des Immémoriaux, de René Leys, d’Équipée, de Stèles & autres Peintures qui doivent ne jamais quitter la bibliothèque de l’honnête homme. De livre en livre, David Collin, trace sa propre diagonale qui passant par des Cercles mémoriaux se dirige Vers les confins improbables et absolument nécessaires.

     

    « La devise Segalen est un sceau chinois qui s’apparente au plan d’une ville labyrinthique. Couleur cinabre, le sceau dépose son empreinte empoisonnée sur la stèle de papier et signale aux correspondants l’origine d’une lettre, la physionomie de l’expéditeur. Le sceau rouge déploie l’étendard de l’amitié et dépose l’impérial salut.

     

    L’assemblage des caractères sigillaires doit tout au hasard. On pourrait tout aussi bien dire le contraire.

     

    Le labyrinthe est un espace de pensée.

    Le labyrinthe est une ville.

    Il est Pékin.

     

    Il est fait d’avancées, de reculées, des défilés et des portes de la Ville Impériale, qui forment le noyau, compliquent et allongent le chemin (Lettres de Chine), où déambulent Segalen et les personnages de René Leys. Il est la Cité interdite aux innombrables portes et couloirs et, par extension, la Chine entière.

    Le labyrinthe est une ramification de signes et de directions opposées qui reviennent après mille détours vers le centre de soi. Le labyrinthe est le manifeste d’une manière de progresser et de cheminer. Si la diagonale guide, donne la direction principale et la résolution sans faille qui consiste à accomplir un exploit, à ne laisser aucun obstacle entraver la route, le labyrinthe honore la ligne brisée, géographique et temporelle, les départs démultipliés, ajournés, les impasses, l’errance et le vagabondage comme secrets exercices de la liberté. Pour retrouver la ligne, échapper aux pillards et aux révolutionnaires sans perdre l’horizon à atteindre : le détour. Comme sagesse d’un voyageur qui garde la cap malgré les écarts nécessaires, qui tourne autour d’un axe de progression avec marches de crabes et spirales successives qui s’écartent et se rapprochent mais s’en vont bien plus vivement encore vers une destination lointaine.

     

    Prenez donc le chemin de la terre, méticuleusement divisé, et qui d’ailleurs, par de longs détours, conduit à peu près au même but. Victor Segalen, Peintures.  »

     

    David Collin

    La grande diagonale

    Coll. Les Singuliers, Hippocampe, 2019

    http://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=7424&menu=2

  • Natsume Sôseki, « 16 septembre 1916 »

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    Surtout connu pour ses romans et nouvelles – Je suis un chat, Botchan, Oreiller d’herbes, Petites contes de printemps, À travers la vitre… –, Sôseki a écrit tout au long de sa vie des poèmes en chinois classique (kanshi) qui sont des merveilles de précision, d’émotion, et qui, utilisant les modalités de la poésie chinoise la plus classique, expriment le plus justement sa pensée, son existence, preuves magnifiques d’une rare lucidité sur lui-même et son temps.

     

    « Quand la pensée s’attache au blanc nuage, l’esprit se pose.

    À voir sa propre silhouette, on se sent en compagnie.

     

    Discrètes fleurs s’ouvrant sans effort près de ce ruisselet ;

    Fine pluie venant paisiblement delà cette fenêtre.

     

    Prendre sa canne pour aller jusques aux stèles brisées ;

    Alarmer des oiselets en passant le pontet moussu.

     

    Les fragrantes orchidées que conserve un vallon désert,

    Une exhalaison dans le pays des êtres de valeur. »

     

    Natsume Sôseki

    Poèmes

    Traduit du chinois (Japon), présenté et annoté par Alain-Louis Colas

    édition trilingue, chinois, japonais, français

    Le bruit du temps, 2016

    https://www.lebruitdutemps.fr/auteur/natsume-soseki-47

  • Élien, « Histoire variée »

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    Raphaël, L’École d’Athènes, Chambre de la Signature, Musée du Vatican

     

    « Un tyran appelé Tryzos voulut se débarrasser des conjurations et des complots contre lui. Il donna donc l’ordre aux gens du pays de ne se parler entre eux ni en privé ni en public. C’était une situation difficile, voire impossible. Ils rusèrent alors avec l’ordre du tyran : ils se faisaient des signes de la tête et des mains. Ils se lançaient des regards tantôt terribles, tantôt sereins, tantôt joyeux, et chacun fronçait les sourcils lors d’événements sombres et irrémédiables pour donner clairement à voir à son prochain la douleur de son âme, reflétée ainsi sur son visage. Le tyran en prit une fois de plus ombrage, persuadé que même le silence finirait par engendrer quelque chose de mauvais pour lui, vu la variété des attitudes possibles. Il mit donc aussi fin à cette situation. L’un de ceux qui étaient irrités par cette privation de liberté, qui la supportait mal et qui avait soif de renverser ce despotisme, se rendit sur la place, et là, debout, il se mit à pleurer à chaudes larmes. La foule vint l’entourer et se joignit à ses pleurs. On annonça au tyran que personne n’utilisait plus de signes, mais que les larmes étaient devenues monnaie courante. Lui, qui désirait mettre fin à cela non seulement en condamnant à l’esclavage la langue et les gestes mais en abolissant également la liberté naturelle des yeux, arriva sur le champ avec ses gardes afin d’en finir avec les larmes. Dès qu’ils le virent, ils arrachèrent aussitôt les armes aux gardes et tuèrent le tyran. »

     

    Élien

    extrait du « Livre 14 »

    Histoire variée

    Traduit et commenté par Alessandra Lukinovich et Anne-France Morand

    Coll. La roue à livres, Les Belles Lettres, 2004

  • Tchouang-tseu, « … ils chassent le désordre social pour y substituer la violence »

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    « Jadis, lors de l’avènement des Tcheou, il y avait deux gentilshommes qui vivaient dans la principauté orientale de Kou-tchou, Po Yi et Chou-ts’i. Ils se dirent : “On rapporte qu’à l’Ouest règne un homme qui semble posséder le Tao. Essayons d’aller le voir.”

    Quand ils furent arrivés au sud du mont Ki (où se trouvait la capitale des Tcheou), le roi Wou les fit recevoir par son frère Tan qui leur dit : “Nous vous proposons des revenus qui ne seront seconds qu’après ceux de la famille royale et des charges de premier ordre. Convenez-en par un serment scellé au sang de bœuf et que nous enterrerons.”

    Les deux frères s’entre-regardèrent et dirent en riant : “Oh ! que c’est étrange ! cela ne répond pas à ce que nous appelons le Tao. Jadis Chen-nong, lorsqu’on possédait le monde, manifestait sa dévotion lors des sacrifices saisonniers sans demander aux dieux aucune faveur particulière. Il traitait les hommes en toute loyauté et en toute confiance sans rien leur demander en retour. Il n’étendait son gouvernement et son régime qu’aux peuples qui voulaient s’y soumettre de bon cœur. Il ne cherchait pas à cueillir le succès sur la ruine d’autrui ; il ne cherchait pas à faire ressortir sa supériorité par l’infériorité d’autrui ; il ne cherchait pas à profiter de l’occasion pour son propre profit. Or, maintenant les Tcheou, voyant le désordre où étaient tombés les Yin, tâchent d’imposer soudain leur gouvernement. En haut règne l’intrigue, en bas la corruption. Ils comptent sur les armes pour protéger leur prestige ; ils tuent les animaux pour sceller les serments ; ils vantent leurs bienfaits pour plaire au peuple ; ils attaquent leurs voisins pour s’enrichir. En un mot, ils chassent le désordre social pour y substituer la violence.

    “Nous avons entendu dire qu’en temps d’ordre, les Anciens n’esquivaient pas les charges, mais qu’en temps de désordre ils ne faisaient rien pour se maintenir en place. Actuellement le monde est dans les ténèbres ; la vertu des Tcheou est en décadence. Mieux vaut nous retirer pour rester pur que de nous salir au contact des usurpateurs.”

    Cette détermination prise, les deux frères allèrent vers le nord jusqu’au mont Cheou-yang où ils moururent de faim.

    Des gens comme Po Yi et Chou-ts’i, si la richesse et les honneurs leur sont offerts, se gardent de toute conduite perverse dissimulée sous des dehors d’intégrité. Ils ne se plaisent qu’à leur propre idéal et ne s’asservissent point au monde, telle est l’intégrité de ces deux gentilshommes. »

     

    Tchouang-tseu – IVe siècle av. J.-C.

    Extrait du chapitre XXVIII « Les rois qui abdiquent »

    In Œuvres complètes

    Traduit du chinois, préfacé et annoté par Liou Kia-hway

    Gallimard/unesco, 1969, rééd. Folio essais n°556, 2014