lundi, 21 janvier 2019
James Sacré – Guy Calamusa, « Et parier que dedans se donne aussi la beauté »
« Le plus beau poème n’est jamais
Que le reste de quelque chose
**
On ne sait trop ce que pourrait être
Les chutes, les copeaux d’un poème,
Des mots restés dans un brouillon, venus pourtant
A cause d’un paysage qu’on a parcouru
Ou pour tenir compagnie
A des dessins qu’on t’envoie, non aboutis.
Des mots dont on a pensé
Qu’ils ne pouvaient pas
Se constituer en poème et pourtant les voilà
En forme de dizain pour faire semblant d’en être un
**
A force de vouloir être dans un brouillon d’écriture
Plutôt que d’arriver dans un poème bien foutu
(Oui, le mot qui convient : si grande jouissance de l’avoir écrit
Si même dans un peu d’inquiétude)
A force de mal dessiner exprès, et de jeter comme au hasard
De la couleur sur un papier
Si quand même voilà pas
Un vrai poème à te proposer, lecteur
Avec un vrai dessin qui le tient ? »
James Sacré
Et parier que dedans se donne aussi la beauté
Dessins de Guy Calamusa
Coll. Territoires
Æncrages & Co
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samedi, 19 janvier 2019
Pierre Bergounioux, Jean-Michel Marchetti, «Possibles»
« C’est sans discussion possible, un bois de feuillus aux troncs noueux, tourmentés, des charmes par exemple, tôt le matin, à la mi octobre. La nuit a été froide. Le brouillard masque la lisière et, par contraste, noircit tout. Il n’a pas gelé. Les feuilles ne sont pas encore tombées. Dans quelques jours seulement.
Ce qu’on fait là reste un mystère. Rien de grave, de tragique ne nous a entraînés dans cette sombre colonnade. Si tel était le cas, on ne verrait rien. On fuirait, terrifié, ou bien on chercherait, affolé, quelqu’un ou quelque chose et on n’aurait pas une pensée pour les charmes, la brume, le déclin d’octobre.
La peinture nous rappelle que le monde excède la vision pauvrette, l’idée simplette dont on s’accommode ordinairement. Elle nous réveille du songe étriqué que nous prenions pour la réalité. »
Pierre Bergounioux
Possibles
Peintures de Jean-Michel Marchetti
Coll. Voix de chants
Æncrages & Co, 2018
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mercredi, 16 janvier 2019
Yang Wan li, « Le soir assis dans le studio baptisé “de l’Art de gouverner sans interférer avec le peuple” »
« porte fermée, je reste assis, mal à l’aise
j’ouvre les fenêtres pour faire rentrer une légère fraîcheur
la forêt cache le soleil
mon fils broie de l’encre d’un émeraude lumineux
spontanément ma main cherche mes recueils de poèmes
je fredonne doucement plusieurs poèmes
au début cela me réjouit
puis soudain je ressens de la tristesse
j’abandonne le recueil, impossible de lire plus longtemps
je me lève et marche autour de mon siège
les anciens avaient des griefs hauts comme une montagne
mon cœur est tranquille comme un fleuve
si je suis si différent d’eux,
pourquoi me brisent-ils les entrailles à ce point ?
mon émotion passée, je me mets à rire
une cigale hâte le soleil couchant »
Yang Wan li
Le son de la pluie
Poèmes choisi et traduits du chinois par
Cheng Wing fun & Hervé Collet
Moundarren, 1988, 2008, 2017
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samedi, 05 janvier 2019
Wislawa Szymborska, « Un chat dans un appartement vide »
DR
« Mourir ! – ça ne se fait pas à un chat.
Car, enfin, que peut-il faire, le chat
dans un appartement vide ?
Grimper aux murs.
Se frotter aux meubles.
Rien n’a changé par ici,
et pourtant rien n’est pareil.
Rien n’a été déplacé,
mais rien n’est plus à sa place.
Et le soir, la lampe reste éteinte.
Des pas dans l’escalier,
mais ce ne sont pas les bons.
Et la main qui met du poisson dans l’assiette
pas non plus celle qui mettait.
Quelque chose ne commence plus
à l’heure où les choses commencent.
Quelque chose ne se passe plus
comme les choses devraient.
Quelqu’un était là, tout le temps,
puis, soudain, il a disparu
et s’obstine à ne plus être du tout.
On a fouillé les armoires.
Parcouru tous les rayons.
Rampé sous le tapis, au cas où.
Même violé l’interdit, et fichu
la pagaille dans les papiers.
Qu’y a-t-il à faire désormais.
Dormir on peut, et attendre.
Mais qu’il revienne seulement,
qu’il se montre tout à coup, celui-là.
On va lui apprendre, qu’avec
un chat ça ne passe pas.
On avancera vers lui
comme si on ne voulait pas,
très, très lentement,
sur des pattes fières et boudeuses.
Pas question de petits sauts, de miaous au début. »
Wislawa Szymborska
« Fin et début » – 1993
in De la mort sans exagérer, poèmes 1957-2009
Préface et traduction de Piotr Kaminski
Poésie / Gallimard, 2018
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jeudi, 03 janvier 2019
Pascal Quignard, « Vie secrète »
« Comme notre nom notre destin (ce récit qui nous a langé l’âme au point d’en entraver certaines aptitudes) est une histoire que nos partenaires colossaux (ceux qui nous ont conçus en s’étreignant au cours d’une scène où nous n’étions pas encore même si nous croyons toujours plus ou moins les avoir surpris) nous ont prêtée.
Un jour il nous faut choisir un nom et écrire une historiette qui se sépare de l’histoire qui fut reçue et qui n’était là qu’en attente que la pensée et le langage nous vinssent.
C’est ce que nous appelons alors notre vie.
*
La vie de chacun d’entre nous n’est pas une tentative d’aimer. Elle est l’unique essai. »
Pascal Quignard
Vie secrète
Gallimard, 1998
Excellente année 2019 à chacun.
14:37 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent
vendredi, 28 décembre 2018
Jean-Yves Masson, « ES IST WORDEN SPÄT »
DR
« Nous sommes venus tard et les chemins mentaient
qui promettaient une lumière au prix des cendres.
Les routes étaient sombres et les forêts brûlaient
là-bas, dans le déclin du jour amer.
Ah oui, nous sommes venus tard, il s’est fait tard,
et nous avons trouvé le lit défait, la chambre obscure.
Depuis longtemps le feu dans l’âtre était éteint.
Mon âme, est-il possible qu’il soit si tard ?
Ah, les pays sont oubliés, qui nous aimaient.
Fumée du corps, dissipe-toi : l’hôte est parti »
Jean-Yves Masson
« Poèmes du voleur d’eau »
in Poèmes du festin céleste
L’Escampette, 2002
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mercredi, 12 décembre 2018
Peter Handke, « L’histoire du crayon »
DR
« Au sortir de certains films je me suis, un instant, senti un héros ; après la lecture de certains livres, je sais que j’en suis un (et je sais que c’est un devoir qui m’incombe)
Les acteurs japonais (chez Ozu par exemple) savent porter le deuil (sans exemple et de façon exemplaire); ils portent le deuil comme je n’ai jamais vu le faire qu’en rêve; ils sont là, les visages illuminés, et portent le deuil
Grande impression de réalité – c’est-à-dire : d’être dans la réalité – à la simple vue d’un chat qui au loin, saute du haut d’un mur ou de la marque des cheveux sur la buée d’une fenêtre du train. À partit de maintenant, je connais la réponse à la question : “Qu’est-ce que la réalité ?” – la réalité, c’est le chat qui saute du haut d’un mur
Écrire quelque chose dont personne ne pourra demander : “Qu’est-ce que cela veut dire ?” et qui en même temps reste tout à fait énigmatique
Les lecteurs sont des gens forts : ils transmettent la lecture, ils sont ces “quelques opiniâtres”
En écrivant il ne faut pas que j’en arrive à mesurer les mots les uns aux autres – le seul mot juste il me faut l’atteindre sans mots. En écrivant, seule doit parler, mot pour mot, la voix intérieure. C’est la voix du dehors, celle des oiseaux par exemple. Écoute la voix du dehors, c’est la voix intérieure »
Peter Handke
L’histoire du crayon
Traduit de l’allemand par Georges-Arthur Goldschmidt
Gallimard, 1987
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lundi, 03 décembre 2018
Claude Margat, « Daoren. Un rêve habitable »
Photogramme du film Claude Margat, réalisé par les Yeux d’Izo en 2011
« Nous ne sommes guère autre chose que la sensation d’un passage éphémère, un passage aussi impalpable que l’ombre et aussi rapide que la pensée. Nous-même et strictement nous-même est ce que nous devenons lorsque s’éteint la sensation du passage en nous de cette ombre spacieuse. Nous-même et strictement nous-même est le rocher au sommet duquel s’assied le mort considérant sa vie passée.
*
L’autre côté du monde offre la même apparence que ce côté-ci du monde. La sensation seulement diffère.
*
Dans le temps tout se clôt, dans l’espace tout se délie.
*
Il y a des moments forts dans le cycle des saisons comme le chant du coucou à midi, dans la pleine chaleur de l’été ou le bruit d’ailes des insectes qui fendent l’air et s’enfuient. Assis face au soleil mais protégé par l’ombre des buissons, tu t’étires dans l’espace matriciel, parcelle de vie négligeable prise dans le coït étouffant du ciel et de la terre. »
Claude Margat
Daoren. Un rêve habitable
Avec des encres de l’auteur
La Différence, 2009
Claude Margat est mort le 30 novembre 2018, à Rochefort où il était né en1945.
Poète, peintre, romancer, essayiste, c’était un de ces êtres rares qui font que la vie est moins insupportable. C'est dire s'il manque déjà.
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jeudi, 29 novembre 2018
Su Shi, « Écrit pour les adieux de Cen »
Portrait imaginaire de Su Shi par Zhao Mengfu
« Paresse semble souvent pareille au calme,
Mais le calme est-il l’élève de la paresse ?
Maladresse est tout près de droiture
Mais la droiture est-elle maladroite ?
Vous êtes calme et droit, messire,
Naturel et délié au gré des circonstances.
Hélas ! moi, que fais-je encore ?
De vous avoir connu, je tire nouvelles joies.
Je ne vais pas contre le monde,
Nous sommes simplement différents.
Moins habile qu’un pigeon dans les bois,
Plus lent qu’un poisson sous les glaces.
La droiture parfois s’étire et se déploie,
Le calme n’est jamais définitif.
Et moi je souffre de ces maux
Que ne guérissent ni aiguilles ni simples.
Au moment du départ, étonné des alcools si légers,
Et après les adieux, laissé seul dans les larmes.
Nous nous reverrons un jour, c’est certain,
Même si, j’en ai peur, la vie publique nous éloigne.
Je m’en remets seulement au rêve des anciennes collines
Qui vous emmènera dans ma pauvre chaumière. »
Su Shi (Su Dungpo) – 1037-1101
« La dynastie des Song du Nord »
Traduit par Stéphane Feuillas
In Anthologie de la poésie chinoise
La Pléiade, Gallimard, 2015
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jeudi, 22 novembre 2018
Luo Fu, « En raison du vent »
DR
« En raison du vent
Hier j’ai longé la rivière
Sans me hâter jusqu’à
L’endroit où les roseaux se penchant pour boire
Et j’ai demandé à la cheminée
D’écrire pour moi dans le ciel une longue lettre
Sans doute un peu confuse
Mais mon intention
Était aussi claire que la chandelle à ta fenêtre
Qu’on y trouve un peu d’ambiguïté
C’est bien difficile à éviter
En raison du vent
Que tu comprennes ou non cette lettre n’a pas d’importance
L’important c’est qu’il faut
Avant que les chrysanthèmes n’aient complètement fané
Que sans tarder tu te mettes en colère, ou que tu ries
Que sans tarder tu prennes dans le coffre cette fine chemise qui est à moi
Que sans tarder tu peignes à ton miroir cette noire et souple séduction qui est la tienne
Et qu’ensuite avec l’amour de toute une vie
Tu allumes une lampe
Je suis un feu
Qui à tout moment peut s’éteindre
En raison du vent »
1981
Luo Fu
En raison du vent
Traduit du chinois (Taïwan) par Alain Leroux
Circé, 2017
http://www.editions-circe.fr/livre-En_raison_du_vent-588-1-1-0-1.html
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mercredi, 21 novembre 2018
Joël Cornuault, « Tes prairies tant et plus »
DR
« Que si le temps aux trousses
– vieilles faux
que vous faut-il encore
roses noires squelettes piquants ? –
il reste tant de ces temps
d’allégresse suffisamment douce
pour ne pas nous exploser
tu es faite comme un moineau de cerisier
une moinelette de sorbier –
mais intense assez
pour faire feu à fleur et à fourrure
des quatre fers dans le cœur
cela tient à l’esprit
que tu as distribué
sur nos heures
ton affluence de dons
– tu parles du haut d’un printemps
Dans mon sac à pie tes diamants ont chu
Je l’ai senti si fort hier
ce courant
ce courant de cavalcade
dans le plus grand secret
d’une parfait générosité
et que cette influence
digne des fleurs de jasmin et des perce-neige réunis
est ta création
– belle comme une horloge qui a perdu ses aiguilles
une goutte de parfum sur la nuque à l’attention du fiancé
quand il s’endort contre la fiancée –
ta graine au jardin
dans ce désert
désert de fées
ta veille au grain d’Éden
À longueur de jours nos mille et une nuits »
Joël Cornuault
Tes prairies tant et plus
Dessins de Jean-Marc Scanreigh
Pierre Mainard, 2018
http://pierre-mainard-editions.com/boutique/grands-poemes...
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lundi, 19 novembre 2018
Franck Venaille, « Visage du condottiere »
DR
« D’une douleur prégnante je cherche la raison
quand cesserai-je de porter à mon cou cette pancarte
où s’étale le mot : “c.o.u.p.a.b.l.e” ?
Pourrais-je enfin vivre et penser, agir, aimer et caresser
la chair de l’autre sans me croire installé
sur le bûcher de souffrir ?
D’une blessure ancienne suinte le pus.
Quelque chose se tord et ricane en moi.
Peut-être la vision que j’ai de l’infini.
Peut-être ce qui perdure en moi de primitif.
Rien que la sensation d’être cet homme désigné
fatigué de tirer l’attelage des jours.
Çà ! Ma douleur !
Ne pouvons-nous pas ajouter un brin de comique à nos rapports ?
(je me contenterai d’un pétale d’humour).
Déjà : on installe devant moi cette bouilloire.
Déjà : dans mon uniforme d’officier du 54e régiment des Trop Sensibles
je prie ma compagne de partager, avec moi, le breuvage fort !
C’est alors qu’un cheval avance sa tête par la fenêtre blonde ouverte
avec harmonie ses longs cils se mêlent aux broderies du rideau.
Ah ! Montagnes bleues peintes par l’Éternel !
Ah ! Mélodie rose de la fleur de lupin !
La douleur est bien là : n’est-elle pas organiquement mienne ?
Mais j’en fais don au pasteur intègre du village.
Et c’est d’un air léger que je termine de boire,
alors que
pour moi seul, cette femme entière
soulève sa voilette.
——————————————————————
En ces après-midi où surgissaient les merles
– petits orateurs agités et pugnaces –
je ne demandais rien d’autre à la vie que cela
partager avec eux le silence capiteux
me laisser abuser par leur si incompréhensible joie
et
pourquoi pas ?
à mon tour étendre sur ma douleur mes ailes noires
afin de la cacher au regard d’autrui
en ces après-midi où surgissaient les merles.
D’une chambre à l’autre
en leurs fenêtres ouvertes
passait, bon compagnon : le vent d’avril !
J’étais ce condottiere venu pour régner sur quelques icônes
forcément chastes. Ce soldat adossé à cet arrole noir
lui servant de rempart – main nue qui se tend au passage d’une jupe –
Rien que moi !
Tout de moi !
En ces après-midi où s’agitaient qui vous savez.
Elle était donc douce et lumineuse cette vie !
Pourquoi, soudainement, cette étrange odeur glissant dans les couloirs ?
Et d’où venait, rauque et rauque, cette roux rauque, qui :
s’élançait
contournait
s’immisçait partout, si rauque ?
De quelle poitrine ? Ça je le saurai.
De quels poumons ? On me le confiera.
De quel appartement avec vue sur le lac ?
Rauque et rauque cette toux signalant à toutes et tous
que, parmi eux, un être souffrant, sur sa couche, mal respirait.
En ces après-midi où surgissaient les merles. »
Franck Venaille
Tragique
Obsidiane, 2001, rééd. Poésie/Gallimard, 2010
11:28 Publié dans Écrivains, Édition, Livre | Lien permanent | Tags : franck venaille, visage du condottiere, tragique, obsidiane, poésiegallimard