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Écrivains - Page 13

  • Thomas Hardy, « Deux poèmes pour Emma »

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    Emma & Thomas Hardy, 1885

     

    « La voix 

    Femme fort regrettée, comme tu t’adresses à moi, à moi,

    Disant que cette fois tu n’es plus comme autrefois

    Quand tu avais changé d’état, toi qui étais tout pour moi,

    Mais revenue comme avant, dans la fleur de notre âge.

     

    Est-ce bien toi que j’entends ? Alors, donne-moi l’image

    De toi plantée là quand j’approchais de la ville

    Où tu m’attendais : oui, telle qu’en toi-même visible,

    Jusqu’à la robe bleu azur d’origine !

     

    Ou bien est-ce seule la brise qui, volage,

    Voyage de par les prés mouillés jusqu’à moi ici,

    Alors que tu es à jamais dissoute, pâle, insensible,

    Inouïe pour toujours à travers le pays ?

     

         Ainsi je vais ; d’un pas qui chancelle

         Les feuilles tombant d’une pluie fine,

    Le vent du nord coupant de par les aubépines,

         Et la femme qui appelle. 

     

    Décembre 1912

      

    Quelque chose a tapé

     

    Quelque chose a tapé à la vitre de ma chambre

         Sans la moindre présence

    De vent ou de pluie, et j’aperçus dans l’obscurité

         Le visage fourbu de ma Bien-aimée.

     

    Elle dit ‘Ô je suis lasse d’attendre

         Nuit, matin, midi, après-midi ;

    Si froid fait-il seule dans mon lit,

         Moi qui croyais que tu viendrais me surprendre !’

     

    Je me levai et m’approchai de la fenêtre,

         Mais elle en avait profité pour disparaître :

    Seul, hélas, un pâle papillon de nuit

         Tapait à la vitre en signe de vie. 

     

    août 1913 » 

     

     

    Thomas Hardy

    Les poésies d’amour

    Choix, traduction et postface de Jean-Pierre Naugrette

    Circé, 2018

    https://www.editions-circe.fr/livre-Les_Po%C3%A9sies_d_amour-493-1-1-0-1.html

  • Luis Cernuda, « Le printemps »

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    DR

     

    « Cette année tu ne connais pas l’éveil du printemps dans ces champs lointains, lorsque sous le ciel gris, tôt le matin, tu entendais les sifflements impatients des oiseaux, surpris sur les branches encore sèches de l’épaisseur feuillue et humide de rosée qui devait maintenant les abriter. Au lieu des prairies émaillées de corolles de safran, c’est l’asphalte sale de ces rues ; et ce n’est pas l’air de mars d’une tiédeur prématurée mais le froid tardif qui t’assaille dans ta marche, et te gèle à chaque carrefour.

    Perdu dans cette rêverie, tu suis avec nostalgie l’allée du parc, où tournoie spectrale, au ras du sol, te précédant, aile fugitive et terreuse, une feuille du dernier automne. Si sèche et sombre qu’on la dirait morte depuis des années ; son impossible verdeur et sa fraîcheur évanouies, comme la jeunesse de ce vieillard, immobile là-bas, de l’autre côté de la grille, voûté, mains dans les poches, et qui attend tu ne sais quoi.

    Puis en t’approchant, tu découvres aux pieds du vieillard des bouquets de fleurs précoces, asphodèles, hyacinthes, tulipes, aux couleurs vives et incroyables dans cette atmosphère glacée. Il est presque triste de les voir ainsi, exposées sur ce marché du Nord, comme si également elles sentaient leur beauté sans défense face à la sombre hostilité du lieu.

    Mais le printemps est là, fou et généreux. Il provoque tes sens, et à travers eux ton cœur qu’il pénètre, apaisant ton sang, illuminant ton esprit ; tes sens qui, sous l’invocation magique, en dépit du froid, de la misère, de l’absence de lumière, ne peuvent contenir l’allégresse printanière que ces fleurs, comme si elles en étaient la promesse, t’ont apportée et ont communiquée à ta peur, ton désespoir et ton apathie. »

     

    Luis Cernuda

    Ocnos

    Traduit de l’espagnol et préfacé par Jacques Ancet

    Les cahiers des brisants, 1987

  • Wallace Stevens, « La maison était tranquille et le monde était calme »

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    DR

     

    « La maison était tranquille et le monde était calme.

    Le lecteur devint le livre ; et la nuit d’été

     

    Fut comme l’être conscient du livre.

    La maison était tranquille et le monde était calme.

     

    Les mots furent parlés comme s’il n’y avait pas de livre,

    Sauf que le lecteur s’inclinait vers la page,

     

    Voulait s’incliner, voulait être avant tout

    L’étudiant pour qui son livre est vérité, pour qui

     

    La nuit d’été est comme la perfection de la pensée.

    La maison était tranquille parce qu’elle devait l’être.

     

    La tranquillité faisait partie du sens, partie de l’esprit :

    Accès parfait à la page.

     

    Et le monde était calme. La vérité dans un monde calme,

    Dans un monde où il n’y a pas d’autre sens, lui-même

     

    Est calme, lui-même est l’été et la nuit, lui-même

    Est le lecteur qui se penche et qui lit. »

     

    Wallace Stevens

    Description sans domicile

    Choix traduit de l’américain et préfacé par Bernard Noël

    Unes, 1989

  • Juan Ramón Jiménez, « Deux poèmes »

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    « Le poème

    1.

    N’y touche plus,

    car ainsi est la rose !

     

    2

    J’arrache avec la racine la bruyère

    pleine encore de la rosée de l’aurore.

    Oh, quel arrosement de terre

    odorante et mouillée,

    quelle pluie — quelle cécité ! — d’étoiles

    en mon front, en mes yeux !

     

    3

    Chant mien,

    chante, avant de chanter ;

    donne à qui te regarde avant de te lire,

    ton émoi et ta grâce ;

    émane de toi, frais et odorant.

     

    Ay !

    Instants où le demain

    ne compte pas ; où tout s’achève

    aujourd’hui ; et nous sommes prêts

    à tout, peu importe à quoi,

    ni avec quoi !

               Comme se hausse

    notre être ; que nous sommes grands,

    alors ! Comme nous sommes seuls !

    …Et comme nous manque peu

    et l’homme, et dieu !

     

    *

    Chante, chante, ma voix ;

    car tant qu’il est une chose

    que toi tu n’as pas dite,

    tu n’as rien dit !

     

    *

    Celle-ci est ma vie, celle d’en haut,

    celle de la brise pure,

    celle de l’ultime oiseau,

    celle des cimes d’or et de l’obscur !

       Cela est ma liberté, sentir la rose,

    couper l’eau froide de ma main folle,

    dénuder la futaie,

    prendre au soleil sa lumière éternelle ! »

     

    Juan Ramón Jiménez

    Anthologie

    Choix et traduction par Guy Lévis Mano

    Bilingue

    GLM, 1961

  • Henri Cole, « Deux poèmes »

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    DR

     

    « Anniversaire

     

    Quand j’étais enfant, c’était pour moi une punition

    que d’être enfermé dans une pièce. L’évident

    désintérêt de Dieu touchant les affaires du monde

    semblait impardonnable. Ce matin,

    grimpant les cinq étages jusqu’à mon appartement,

    je me rappelle la voix exaspérée de mon père,

    mêlée d’angoisse et d’amour. Comme toujours,

    la possibilité d’un foyer — au mieux d’un idéal —

    reste illusoire, alors je lis Platon, pour qui l’amour

    n’a pas subi de crevaison. Vautré sur le tapis,

    tel un ver de compost, je comprends des choses

    dont la connaissance empirique me manque.

    La porte est fermée à clef, mais je suis libre.

    Comme sur une carte obsolète, mes frontières bougent.

     

     

    Au loin

     

    Si je ferme les yeux, je te revois devant moi

    comme la lumière attire à elle la lumière. Debout

    dans le lac, je crée avec mes bras un tourbillon,

    laissant la force du repentir m’entraîner en son centre

    au point de ne plus pouvoir me raccrocher à mes perceptions

    ou à la conscience du moi, tels ces nuages de poussière

    et d’hydrogène tout excités de former de nouveaux astres

    pour éclairer l’arrière-cour. Si poignant est le cri du vide

    pour être comblé.

                      Mais, écrivant ces lignes, ma main est chaude.

    Le personnage que j’appelle Moi n’est plus lourd, lascif,

    mélancolique. C’est comme si les émotions n’avaient plus de chair.

    Éros ne déchire pas les ténèbres. C’est comme si j’étais

    redevenu un enfant observant la venue au monde de deux agneaux.

    Le monde vient juste de naître à la vie. »

     

    Henri Cole

    Le merle et le loup, suivi de Toucher

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Claire Malroux

    Bilingue

    Le bruit du temps, 2015

    https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/le-merle-le-loup-suivi-de-toucher-37

  • Giuseppe Conte, « Printemps – Le poète »

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    DR

     

    « J’ignorais ce qu’est un poète

    lorsqu’à la guerre je guidais les chars

    et que Xanthos le cheval me parlait.

    Mais il est passé comme une comète

     

    le jeune âge d’Achille et d’Hector :

    et je ne suis rien devenu, sinon un homme :

    mon âme à présent se cherche dans les eaux

    et dans le feu, dans les mille

     

    familles des fleurs et des arbres,

    les héros dont je ne suis point,

    les jardins où si légère est la peine

     

    de naître et de mourir. Le poète

    est peut-être un homme qui porte en lui

    la cruelle pitié de chaque printemps. »

     

    Giuseppe Conte

    Les Saisons

    Traduction collective de l’italien, relue, complétée et préfacée par Jean-Baptiste Para

    Les Cahiers de Royaumont, 1989

  • Yunus Emré, « Je goûtais le raisin… »

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    « Je goûtais le raisin de ce prunier

    Lorsque le jardinier atrabilaire

    M’a demandé raison de cette noix

    Que je croquais.

     

    J’ai fait sur le vent du nord

    Bouillir la boue sèche du chaudron

    Puis à mon questionneur j’en ai servi l’essence

    Et je l’y ai trempé.

     

    Le tisserand n’a point encore roulé pelote

    Du fil que je lui ai donné.

    Cependant il me presse

    De prendre sans retard

    Mes trois lés apprêtés.

     

    L’aile d’un moineau fut

    Sur quarante chars chargée.

    Les quarante chars ne l’avancèrent.

    Alors est ainsi demeurée sur les chars immobiles

    Cette aile déployée.

     

    Un aigle par une mouche soulevé

    Fut de trois cent pieds précipité.

    J’ai vu la poussière de la terre.

    Ce fut hier

    Et c’est vrai.

     

    J’ai lutté avec la chimère

    Celle qu’on ne peut saisir.

    Elle enlaça mes jambes

    Ma jeta sur le sol.

    J’ai dû souffrir.

     

    Je ne sais qui de ces monts circulaires

    Me lance cette pierre

    Pour me défigurer.

    Le poisson monte sur le peuplier

    Pour lécher la poix et la saumure.

    La cigogne accouche d’un âne.

    Entendez-vous cette chanson ?

     

    J’ai parlé bas à l’aveugle le sourd m’a compris

    Le muet a dit ma secrète pensée plus haut que je ne puis.

    Yunus enfin a prononcé le mot qui n’est à rien semblable

    Et dont le sens n’existe à cause des médisants. »

     

    Yunus Emré

    Poèmes

    Choisis et traduit par Yves Régnier avec le concours de Burhan Toprak

    GLM, 1949

  • Yannis Ritsos, « Trois poèmes »

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    DR

     

    « Résurrection

     

    Il regarde à nouveau, il observe, il distingue

    à une distance qui ne signifie rien,

    dans une durée qui n’humilie plus,

    les boules de naphtaline dans le sac en papier,

    les feuilles de vignes sèches dans le seau percé,

    la bicyclette sur le trottoir d’en face.

                                       Brusquement,

    il entend le coup derrière le mur,

    ce même coup convenu, unique,

    le coup le plus profond. Il se sent innocent

    d’avoir oublié les morts

                               À présent, la nuit,

    il n’utilise plus de boules Quies – il les a laissées

    dans son tiroir avec ses décorations

    et son dernier masque – le masque le plus raté.

    Mais saurait-il dire s’il s’agit du dernier ?

     

    Difficile aveu

     

    Les clous et les planches, c’est moi qui les ai pris. Ne me dénonce pas.

    J’aurais pu ne rien te dire. Je ne pouvais pas. À l’heure où les autres

    tout nus dans le soleil frappaient leurs marteaux, il grimpa, lui,

    très chic et cravaté. Il déplia le vaste plan de l’ouvrage

    et désigna du doigt. Il me glaça. Les marteaux s’étaient arrêtés.

     

    À présent, je sais quelle différence il y a entre le papier et le fer. Le monde

    est coupé en deux. Que tu l’avoues ou non, – cela ne le réunira pas pour autant.

     

    Son dernier métier

     

    Voici, dit-il, mon dernier métier – un foulard

    de paysan, très grand, à carreaux bleus et blancs ;

    je le plie, je le déplie, j’essuie ma sueur

    et parfois mes yeux. J’y ramasse tous mes biens,

    quelques livres, un fauteuil, mes cigarettes, mon briquet,

    mon miroir à raser grossissant, et l’autre,

    ce miroir rapetissant qui me sert à voir des choses désagréables

    ou celles qu’on dit chimériques.

                                                   Dans ce foulard,

    juste au milieu, il y a un trou. C’est par là

    qu’entre l’oiseau au cours des nuits les plus obscures,

    mon oiseau secret qui saute sur mon épaule ou mon genou

    pour me nourrir d’un épi, d’une étoile ou d’un ver. »

     

    Yannis Ritsos

    Hélène suivi de Conciergerie

    Traduit du grec par Gérard Pierrat

    Gallimard, Du monde entier, 1975

  • Rafael Alberti, « Entre l’œillet et l’épée »

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    «  Près de la mer et d’un fleuve et dans mes jeunes années,

    je voulais être cheval.

       Les rives de joncs étaient de vent et de juments.

    Je voulais être cheval.

       Les queues dressées balayaient les étoiles.

    Je voulais être cheval.

      Écoute sur la plage, mère, mon trot allongé

    Je voulais être cheval.

       Dès demain, mère, je vivrai auprès de l’eau.

    Je voulais être cheval.

       Au fond dormait une fille balzane.

    Je voulais être cheval.

    *

    Les fontaines étaient de vin.

       Les mers, de raisins violets.

    Tu demandais de l’eau.

       La chaleur descendit au ruisseau.

    Le ruisseau était de moût.

       Tu demandais de l’eau.

       Le taureau frissonnait. Le feu

    était de muscat noir.

       Tu demandais de l’eau.

       (Deux rameaux de vin doux

    jaillirent de tes seins.) 

    *

    Se méprit la colombe

       Se méprenait.

       Pour aller au nord, s’en fut au sud.

    Crut que le blé était l’eau.

    Se méprenait.

       Crut que la mer était le ciel ;

    et la nuit le matin.

    Se méprenait.

       Que les étoiles étaient la rosée ;

    et la chaleur, chute de neige.

    Se méprenait.

       Que ta jupe était ta blouse,

    et ton cœur, sa maison.

    Se méprenait.

       (Elle s’endormit sur le rivage.

    Toi, au faîte d’une branche.)

    *

    Se réveilla un matin.

       Je suis l’herbe

    pleine d’eau.

       Je m’appelle herbe. Si je pousse, 

    je puis m’appeler cheveu.

       Je m’appelle herbe. Si je saute,

    je puis être rumeur d’arbre.

       Si je crie, je puis être oiseau.

    Si je vole…

       (Il y eut des tremblements d’herbe

    cette nuit-là dans le ciel.) 

    *

    On donne à ce taureau

    pâture amère,

    herbes avec substance de morts,

    fiels noirs

    et clair sang ingénu de soldat.

    Ay, quelle mauvais pitance pour ce vert taureau,

    accoutumé aux libres pacages et aux fleuves,

    ce taureau pour qui la mer et le ciel

    étaient encore petits comme une étable !

    *

    Sur un champ d’anémones

    tomba mort le soldat.

    Les anémones blanches

    d’écarlate le pleurèrent.

    Des montagnes vinrent des sangliers

    et un fleuve s’emplit de cuisses blanches. 

    *

    Il faudrait pleurer.

    Simplement orties et chardons,

    et une triste boue glacée,

    pour toujours aux souliers.

       Quand mourut le soldat,

    au loin, la mer escalada une fenêtre

    et se mit à pleurer près d’un portrait.

       Il faudrait le raconter. »

                                   Madrid, 1936-1938

     

    Rafael Alberti

    Poèmes

    traduits et présentés par Guy Lévis Mano

    frontispice de Rafael Alberti

    Bilingue

    GLM, 1952

  • Constantin Cavafy, « Deux poèmes»

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    DR

     

    « Une nuit

     

    La chambre était pauvre, vulgaire,

    Cachée à l’étage d’une taverne louche.

    De la fenêtre, on apercevait une ruelle,

    Étroite, malpropre. De la salle,

    Montaient les voix de quelques ouvriers

    Qui jouaient aux cartes et s’amusaient.

    Là, sur un lit simple, ordinaire, j’avais eu

    Son corps, le corps même de l’amour, j’avais

    Eu les lèvres, les lèvres voluptueuses et

    Rouges de l’ivresse. Rouges et d’une telle

    Ivresse qu’à l’instant même où j’écris,

    Après tant d’années, dans ma maison solitaire,

    Je suis ivre, ivre à nouveau.

     

    Jours de 1908

     

    Il se trouvait sans travail, cette année-là,

    Il vivait des parties de cartes et de trictrac,

    Il vivait d’emprunts.

     

    On lui avait offert un petit emploi,

    Trois livres par mois, dans une petite librairie ;

    Il avait refusé, sans hésiter. Ce n’était pas pour lui.

    Ce n’était pas un salaire pour un jeune homme

    De vingt-cinq ans, et de bonne formation.

     

    Il gagnait à peine deux ou trois shillings

    Par jour. Il ne pouvait pas gagner plus aux cartes,

    Ou au trictrac, le pauvre garçon, dans les cafés populaires

    Où il pouvait aller, même en jouant bien, même

    En choisissant des adversaires idiots. Quand aux emprunts,

    C’était presque rien. Il obtenait rarement un thaler,

    Plus souvent la moitié ; il se contentait assez souvent

    De shillings.

     

    Dans la semaine, quelquefois à plusieurs reprises,

    Lorsqu’il réussissait à s’éveiller dispos,

    Il allait au bain, la nage le ranimait.

    Ses vêtements étaient dans un état lamentable.

    Il portait toujours ce même costume,

    Un costume décoloré.

     

    Ah ! Jours de l’été 1908 !

    Oublié, le lamentable costume

    Décoloré, il a disparu de votre image.

     

    Vous conservez celle de ce moment-là

    Où il enlevait ses vêtements indignes,

    Son linge trop usé ; il restait alors

    Totalement nu, miraculeusement beau,

    Cheveux ébouriffés, corps légèrement bronzé,

    À cause du bain, et de la plage, dénudé, le matin. »

     

    Constantin Cavafy

    Poèmes

    Présentation et texte français par Henri Deluy

    Fourbis, 1993

  • Gérard Manley Hopkins, « Inversnaid »

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    « Ce ruisseau sombre d’un brun croupe-de-cheval

    Qui dévale sa grand’route et rugissant roule des rocs,

    Dans la crique et la combe plisse sa toison d’écume

    Et tout en bas au creux du lac tombe en sa demeure.

     

    Un béret de mousse fauve bourré-de-vent

    Virevolte et se défait à la surface du brouet

    D’un étang si noir-de-poix, farouche et menaçant

    Qu’il touille et touille le Désespoir pour le noyer.

     

    Imbibés de rosée, bariolés de rosée, voici

    Les replis des coteaux où le torrent s’encaisse,

    Les rêches touffes de bruyère, les bosquets de fougères,

    Et le joli frêne perlé penché sur le ruisseau.

     

    Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir

    L’humide et le sauvage ? Qu’ils nous soient donc laissés,

    Oh ! qu’ils nous soient laissés, le sauvage et l’humide,

    Que vivent encor longtemps herbes folles et lieux sauvages ! »

     

    Gérard Manley Hopkins

    Grandeur de dieu et autres poèmes (1786-1889)

    Traduits de l’anglais par Jean Mambrino

    Préface de Kathleen Raine

    Granit, 1980

  • Camillo Sbarbaro, « À Carlo Tomba »

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    DR

     

    « Si je pense à ma jeunesse – minuscule et factice – je vois le blanc visage effilé qui me faisait face, assis dans la fausse lumière des tavernes. Le pichet posé entre nous était le centre d’un monde. Verre après verre, nous buvions jusqu’au moment où la main de l’un cherchait la main de l’autre. La glace était rompue, sous laquelle nous nous touchions comme des spectres. Et bras dessus bras dessous nous sortions dans le monde transfiguré.

    Sur la place le chanteur ambulant dilatait les cercles du sortilège que nous traversions à grand’peine. Nous partions en quête d’une auberge comme d’un eldorado, et la plus mesquine et la plus reculée semblait devoir nous révéler un nouvel aspect de la ville – que nous désespérions d’étreindre tout entière. Les quartiers pauvres étaient nos préférés. Explorant ruelles et placettes, nous en faisions des yeux l’amoureux inventaire.

    Oh ! les vies que nous avons vécues ! Nous étions, par moments, la sage demoiselle derrière le comptoir ; le comptable sorti nettoyer ses lunettes sur le seuil du magasin ; la vieille qui collecte la monnaie dans les lieux publics ; l’homme sombre qui heurte un autre passant ; la fillette qui traverse la rue à cloche-pied et qu’un porche engloutit…

    Vies d’un instant ; plus intenses que la nôtre, déserte…

    Tout se vêtait alors d’ambiguïté. Des choses n’existèrent que pour nous. Chaque rue avait une signification, chaque soupente éveillait le soupçon. Certaines mines décrépites nous angoissaient, visages chagrins, bouches muselées, fronts moites. Nous les fixions, hallucinés, avec ce regard que pose l’homme avant l’adieu sur le visage qu’il ne veut pas oublier. Il y avait des heures où une fenêtre d’entresol nous écrasait de sa personnalité.

    Que fut ma jeunesse, sinon cette dérive vagabonde ? Déraciné de l’humanité, je me dispersais dans un servile amour des choses. Marionnette tragi-comique, unique protagoniste d’une aventure inhumaine. Éponge morne qui s’imprégnait de sensations.

     

    Maintenant, depuis quand ? les carrefours et les venelles ne parlent plus le langage déchirant d’autrefois. Les arbres me consolent et les animaux me font à nouveau sourire. Depuis ce jour est mort le pantin ivre et tragique que tu connais. Suicidé, ainsi qu’il lui plaisait, il gît de guingois sur une petite place où personne ne passe.

    Mais, aux heures désolées, le survivant remâche le vieux quignon de joie, terrassier mélancolique fouillant les décombres de sa maison.

    Et cheminant sans savoir où il va – à contrecœur comme l’enfant qu’on traîne par la main – il tourne vers toi et cette larve de jeunesse son visage désespéré. »

     

    Camillo Sbarbaro

    Copeaux (1914-1918), suivi de Feux follets (1956)

    suivi de Souvenir de Sbarbaro par Eugenio Montale

    Traduit de l’italien par Jean-Baptiste Para

    Clémence Hiver, 1991

    https://www.rue-des-livres.com/livre/2905471255/copeaux____feux_follets.html