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Écrivains - Page 46

  • Pascal Quignard, « Les larmes »

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    photo du bandeau © Henry Pellequer

     

    « Frère Lucius et l’image

    (extrait)

     

    Il est doux d’accrocher sur le mur de sa chambre l’image de celui qu’on aime.

    Un jour qu’il était seul, dans le soir, alors qu’il attendait le retour de celui qu’il aimait, Frater Lucius prit un morceau de braise éteinte dans sa bassinoire et exécuta le portrait de son chat sur la muraille de sa cellule.

    Il l’aimait tant que l’image était parfaite : c’était le petit chaton, assis sur les pattes arrière, sur le mur, qui le regardait avec ses beaux yeux noirs.

    Avoir le portrait de son ami dans sa chambre – quand le chat aux beaux jours chassait dans la nuit devenue chaude, quand les chants des oiseaux résonnaient de toutes parts et l’attiraient, quand ils excitaient en lui le désir erratique et véloce de la chasse plus encore que la jouissance de dévorer, quand il quittait ses bras, sautait sur le carrelage, bondissait sur le bord de la fenêtre, s’envolait dans la pénombre – apaisait non pas son amour mais son attente. »

     

    Pascal Quignard

    Les larmes

    Grasset, 2016

  • Bernard Chambaz, « Entre-Temps »

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    « Tout est dit Je recopie me contente de recopier (un ciel)

    Et tout est à redire

    Le premier d’entre nous aurait-il écrit

    Des mots d’amour

    Devrions-nous bouder je t’aime mon lou bijou

    Lumière usée mais neuve malgré la finitude l’

    Indivisible nuage boudoir

    Et je voudrais ce midi d’après Pâques nous embrasser encore

    Sous ce baquet inestimable d’étoiles pourpres

     

     _____________________________________________

     

    Nous partions du jardin y revenions

    La neige avait fondu

    Entre les signes à tout jamais penchés du mot citronnier

    Le chemin presque couché car l’endroit ventait drôlement

    Oui j’aimerais tant saisir pourquoi

    Poésie donne

    Toujours sur une forme de futur antérieur

    Le refus d’une débâcle

    Indéfinie »

     

    Bernard Chambaz

    « Le monde indéfini du futur antérieur »

    in Entre-Temps

    Coll. Poésie, Flammarion, 1997

  • Pascal Quignard, « Vie secrète »

    pascal quignard,vie secrète,m à sens,gallimard

    photogramme de

    À mi-mots, Pascal Quignard, film de Jacques Malaterre

     

     

    M à Sens

     

    Parfois il me semble que je m’approche d’elle. Je n’entends pas par là que je l’étreins. Je l’approche, c’est tout. Je deviens proche. Je m’assieds près d’elle sur le divan devant la porte-fenêtre qui donne sur le jardin de la maison de l’Yonne. Je lui prends la main, sa main si musclée, aux doigts si doux et ronds parce que les ongles et les envies en sont entièrement rongés. Mais ce n’est pas cette scène que je veux décrire exactement en utilisant le verbe s’approcher. “Je m’approche d’elle” veut dire : nous sommes l’un à côté de l’autre. Nous voyons la même chose. Nous sentons la même chose. Nous éprouvons la même chose. Nous pensons la même chose. Mon visage se confond à son visage. Nous nous taisons tous les deux mais ce n’est nullement le silence que nous partageons : c’est la même chose. »

     

    Pascal Quignard

    Vie secrète

    Gallimard, 1997

  • John Taylor / Caroline François-Rubino, « Hublots »

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    « ouvrir le hublot

     

    ta main dans le vent

    aussi sûre que n’importe quel œil

    pour ce qui doit être vu

    °

    nulles pensées

    de la fin

     

    sauf celle-ci

    °

    ayant laissé

    tout

     

    derrière

     

    la source bleue

    °

    contre le sommeil

    tu scrutes au-dehors

     

    du cercle céruléen

     

    entouré

    de bleu nuit

    °

    ces hublots

     

    cette montagne

    sur laquelle tu te souviens d’eux

     

    ce gris qui bruine

    sur les versants

    sur la mer »

     

    John Taylor

    Hublots / Portholes

    Peintures de Caroline François-Rubino

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Daviet

    Bilingue

    L’œil ébloui, 2016

    http://www.loeilebloui.fr/

  • Hermann Lenz, « Le Promeneur »

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    © : Isolde Ohlbaum

     

    « Il pensa à ses livres, dans lesquels il avait décrit ce qui était important pour lui et qui passait maintenant pour démodé, sans doute parce que les gens dont il parlait avaient été écrasés ou se sentaient écrasés, tandis qu’on ne lisait partout que révolte, agressivité, esprit de contradiction. Ce dernier mot, aufmüpfig, était un mot nouveau, en tous cas il ne l’avait jamais entendu, peut-être parce qu’il venait d’Allemagne du Nord*. Et il pensait que si les gens se comportaient de cette manière, cela voulait dire : nous allons bien. Quant à lui, il n’avait pas de raison de se lamenter dès lors que les autres allaient bien ; pour le reste, il constata encore une fois avec étonnement qu’il n’avait besoin de rien ou que, étrangement, il ne souhaitait même pas la gloire. Certes, ce n’était pas tout à fait ce qu’il fallait, devoir sans cesse marcher en pensée sur un chemin étroit dont les pentes à droite et à gauche étaient à pic. Mais il ne rencontrait personne et il était content d’être seul. Seul avec les gens venus de ses livres et des confrères morts que tu rencontrerais volontiers. Et tu as la chance de ne pas devoir vivre seul. 

    Et il pensa à Hanne, dite aussi Hanne-la-Bien-Aimée, et à l’éditeur Bachem, là-bas à Cologne, celui qui imprimait ses livres. Ces deux-là tiennent à toi. Et puis les gens de l’Association des Écrivains bien disposés à son égard, car ce n’était pas la peine de s’occuper des autres, il s’étonnait parce que, de temps à autre, quelqu’un était toujours apparu pour lui rendre courage, parfois même un critique, car il était publié, malgré tout. »

    Hermann Lenz

    Le Promeneur

    Traduit de l’allemand par Michel-François Demet

    Rivages, 1988

    * Les lexicographes allemands en situent l’apparition en 1972 dans un journal populaire suisse.

  • Jean de la Croix, « Chansons entre l’âme et l’époux »

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               « Au profond du cellier

    de mon ami j’ai bu, et je sortais

                parmi cette vallée

                et plus rien ne savais

    ayant perdu le troupeau que j’avais.

     

                Là mon cœur m’a offert,

    là, exquise science m’a enseignée,

                et à lui toute entière

                moi je me suis donnée,

    là j’ai promis d’être son épousée.

     

                Mon âme est employée

    ainsi que tout mon bien à son service,

                de troupeau n’ai gardé

                et n’ai plus d’autre office,

    car dans l’amour j’ai mon seul exercice.

     

                Si donc en nos pâtures

    nul ne peut plus me voir ni me trouver,

                vous me direz perdue,

                car d’amour emportée

    j’ai voulu me perdre et me suis gagnée. »

     

    Jean de la Croix

    Cantique spirituel

    Traduit par Jacques Ancet

    in Thérèse d’Avila, Jean de la Croix, Œuvres

    La Pléiade, Gallimard, 2012

  • James Sacré, « Des pronoms mal transparents »

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    © : Brigitte Palaggi

     

    « Je sais mal comment la rêverie arrondit un vert en forme de pré ; on irait dedans avec une allure de promenade ou bien c’est qu’on serait venu voir comment les châtrons profitent. On fait les maniements pas forcément d’un toucher sûr, mais ce qui compte c’est plutôt l’ombre des arbres qui grandit en cette fin de dimanche et la couleur des luzernes, celle du voisin est bien fournie. Un peu plus tard une perdrix appelle.

    Une joue pense au volume du temps : le cœur vivant, la mort, est-ce que c’est pas comme un peu cette solitude autrefois, silence, en l’après-midi d’un dimanche perdu entre des buissons ? 

     

    […]

     

    Quelqu’un voulait dire c’est la solitude, ma solitude.

    Mais c’est la solitude à personne seulement le temps qui,

    Un dimanche, et la lenteur.

    Quel souvenir est-ce qu’on entendrait sinon

    Un bruit qui revient dans quelques mots

    Dans un cœur défait ? on se demande.

    Le temps est là toujours tout seul.

    Quelqu’un veut dire et c’est personne sauf

    Comme un sourire qu’on mélange un peu à la misère, pas bien. »

     

    James Sacré

    Une petite fille silencieuse

    André Dimanche, 2001

    repris in Figures qui bougent un peu

    Préface d’Antoine Emaz

    Poésie / Gallimard, 2016

  • Wolfgang Hildesheimer, « Masante »

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    © Isolde Ohlbaum

     

    « Ces après-midi : fatigué par un sommeil lourd, après un temps d’échauffement, j’ai reconquis ma place dans le déroulement de la vie quotidienne. Je parviens alors de nouveau à classer et à déterminer les images, les mots, les lieux, les noms, le bien et le mal, – les idées en revanche ne me viennent pas, la partie exploitable de mon imagination ne m’obéit pas, alors que c’est justement pour l’accueillir que j’avais voulu, à Masante, me préparer, c’est pour elle que j’avais vidé l’espace que j’occupais.

    À l’intérieur l’écho, en plein et déliés, en attente de voix. Cet espace est né de la réunion de deux pièces qui déjà n’étaient pas si petites. J’ai fait abattre un mur, ce qui signifie que cet espace n’a été créé que par moi. Toute ma vie j’ai eu envie de créer mes propres espaces, seulement je pensais qu’il y avait plus urgent à faire. Je n’ai pas fait ce qui était urgent, je n’ai pas non plus créé d’espaces. Ce n’est qu’à Masante que j’ai réussi à le faire aux dépens du reste. Je n’étais sans doute pas fait pour les urgences : un héros de la météo, pas de l’action.

    Pour quoi étais-je fait ? You may well ask ? Time for a drink !

     

    Pas un bruit dans la cour. Pourquoi mon hôte ne vient-il pas ?

     

    Maxine toujours seule. Son espace a déjà acquis un degré supérieur de familiarité. Il met à l’abri, s’arc-boute, contre le désert dehors et lui interdit l’entrée. Pas de danger qu’ici à l’intérieur le sable efface quoi que ce soit ; le contenu accumulé donne du poids et arrime l’espace au sol. Les récipients de Maxine sont là, bons et vides, ils ne cachent rien. Ils portent leurs noms clairs et visibles comme des emblèmes, des balises dans le vaste monde de la boisson, si complexe et si riche. Les noms sont mes repères, sans eux je serais tout à fait perdu, avec eux je ne le suis qu’à moitié. Cutty Sark, Lord Richmond, Ballantine’s – un joli nom, presque une ballade ! – Johnny Walker, Black and White, et au milieu de ces valeurs sûres et éternelles, il y a les parvenus, les pas-nets : le Campari, aucun buveur digne de ce nom n’y touche. Les profils vénérables de souverains et d’hommes politiques sur leurs coupes de jubilés détournent le regard pour ne pas dévisager les buveurs en train de boire, aucune mise en garde ici, pour la plupart ils ont picolé eux-mêmes. Les emblèmes légendaires de la fondation de certaines villes, l’ours et le Kindl, le temps a bien fait d’en effacer l’origine, tout est ouvert, sans énigme, rien ici n’attend d’être déchiffré, tout est là, recouvert en partie de poussière du désert, et tout vieillit à vue d’œil, récipients, bouteilles, porte-parapluies, machine à écrire. »

     

    Wolfgang Hildesheimer

    Masante

    traduit de l’allemand par Uta Müller et Denis Denjean

    coll. « Der Doppelgänger », dirigée par Jean-Yves Masson

    Verdier, 1999

  • Anonyme, L’esprit d’idéal

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    Zhao Mengfu, Homme à cheval, 1295, dynastie Yuan

     

    Air : « En audience auprès du fils du Ciel ».

    « Aux ignorants le pouvoir,

    Aux illettrés l’argent ;

    Aux bons à rien les louanges et puis les compliments.

    Il a de ces penchants-là, figurez-vous, le vieux Ciel vénérable :

    À ne point distinguer le sage du crétin,

    À confondre le brave,

    À éprouver le bon,

    À mettre des bâtons dans les roues du capable,

    Ayez de l’idéal haut comme Lu Lian*,

    Des mœurs plus pures que Min Qian**,

    Et votre destinée vous jettera à terre, méprisé de tout un chacun.

     

    Les ignorants au firmament,

    Les illettrés mis au pinacle ;

    Les bons à rien fêtés et admirés.

    Il ne veut rien savoir du pur et du turbide, le vieux Ciel vénérable :

    Vous traite le bien, le mal, sans rime ni raison,

    À insulter le charitable,

    À humilier le misérable,

    À mettre l’ami des livres en posture de coupable.

    À l’âge de raison la petite étude,

    La grande à celui où l’on se perfectionne***:

    Mais tant de science et de raison ne seront rien, qu’on se le dise, face aux billets noir-de-canard**** ! »

     

    * (v. -305 - 245) conseiller politique à Qi, sous les royaumes combattants, était sage, avisé et détaché du monde.

    ** (-536 - 487) un des disciples de Confucius, se distinguait par la pureté de sa conduite, sa piété filiale et sa fidélité en amitié.

    *** à l’âge de raison, on entrait, selon les préceptes aristocratiques de l’Antiquité, dans les apprentissages de base de la vie en société ; à quinze ans venait la grande étude, celle des livres et des classiques.

    **** dans l’argot des Yuan : l’argent (à cause de la teinte sombre du papier-monnaie).

     

    « La dynastie des Yuan (Mongols, 1279-1368) »

    Textes traduits, présentés et annotés par Rainier Lanselle

    in Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade / Gallimard, 2015

  • Lambert Schlechter, « Inévitables bifurcations »

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    © : cchambard

     

    « étourdi mais pas ivre / solitaire mais pas fou, mots que j’avais calligraphiés en grands caractères chinois sur un panneau que j’avais cloué sur la porte d’entrée de mon logis provençal en 1991, mots de Su Tung Po écrits à la fin du XIe siècle, Jim Harrisson est mon aîné de cinq ans, j’aime le fréquenter, viens d’acquérir ses derniers poèmes, écrits en 2009 et 2010, il écrit : je suis un vieux môme, et il feuillette, infiniment mélancolique, les pages de Su Tung Po que moi aussi je feuillette depuis vingt-cinq ans, depuis avril 1988, à côté de certains poèmes j’ai mis une dizaine de dates, le 6 août 1990, mon fils (il avait sept ans) était venu me voir pendant que je lisais dans notre maison provençale, je lui traduis le poème que Su a écrit le 14e jour du 12e mois de l’année 1063, dans le crépuscule seuls les corbeaux connaissent mon sentiment / bruyamment ils s’envolent, mille flocons tombent des branches froides, dix minutes plus tard mon fils revient : dis-moi le poème encore une fois, Jim Harrisson, à 70 ans, écrit une séquence de poèmes qu’il intitule “Onze aubes avec Su Tung Po”, dans le premier poème il cite un vers du poète chinois : je suis un cheval fatigué / débarrassé de son harnais, et dans le dernier texte il note : Su Tung Po est mort, mais je continue / de lui parler comme à mon père / décédé voilà cinquante ans, dans la brume matinale du premier jour de l’automne je lis & relis les poèmes infiniment mélancoliques du vieux Jim, éphémère mais intense unisson avec notre ami venu de l’an mil, comme disait Caude Roy, la vie va la mort vient, tout compte & rien n’importe, quand passera mon fils un de ces jours (il va avoir trente ans), je lui ressortirai le poème de Su, je ne pense pas qu’il se souvienne, ci & là nous laissons une petite trace dans la mémoire, une chétive empreinte sur le papier, quelques syllabes, pattes de mouche, tout cela est si évanescent et passager, tout cela est déjà en train de se dissoudre, mais voilà que quelques vers de Su Tung Po traversent dix siècles pour atterrir sur ma page, appuyé sur ma canne, je regarde les choses se transformer / je contemple aussi ma vie / dix mille choses, chacune vient en son moment / ma vie, jour après jour, se précipite…, la brume du matin a fini par se lever, et par une brèche dans les nuages quelques rayons soleilleux passent pour faire sourire un peu les dernières trémières »

     

    Lambert Schlechter

    Inévitables bifurcationsle Murmure du monde 4

    Les doigts dans la prose, 2016

    http://www.lesdoigtsdanslaprose.fr/

  • Françoise Ascal, « Le fil de l’oubli »

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    « “Maison à vendre”. Une pancarte est accrochée au-dessus des portes de la grange.

     

    Le toit fuit.

    L’eau goutte, imbibe plafonds et planchers.

    La véranda n’a plus de vitres.

    Les murs se lézardent.

    Le salpêtre monte.

     

    Maison qui retourne à la terre.

    Qui dit l’étable et la paille originelle.

     

    On ouvre une dernière boîte. On répand sur la table son trésor de pacotille. On fouille à deux mains dans ce bric à brac. Boutons de nacre de bois de cuivre, épingles à cheveux, attaches de jarretelle en caoutchouc rose durci, boutons de manchettes dépareillés, briquets à essence hors d’usage, stylo laqué dans capuchon, plumes d’or ébréchées, fèves rescapées d’anciennes épiphanies, glands de rideaux, dés à coudre, Jésus de porcelaine, éclats de miroir, médailles d’argent, médailles d’étain rapportées de pèlerinages à Notre-Dame-du-Haut. On brasse encore et encore du temps solidifié.

     

    On a tout de suite remarqué l’enveloppe de papier bistre fermée par un ruban, contenant cinq cartes postales qui portent la mention “Franchise militaire”. Mais pour l’heure on cherche autre chose. L’objet manquant déposé au creux de la mémoire. Obsédant. Intercesseur de l’invisible.

     

    C’est un canif de fer-blanc. Le manche a la forme d’un soldat au garde-à-vous, droit dans son uniforme d’apparat. Humour macabre ou signe de l’inéluctable, la lame, en se repliant, coupe son corps en deux.

     

    On songe à celui qui le glissait dans sa poche du temps de sa jeunesse.

    On l’imagine, penché sur la meule de grès rose, attentif à parfaire le tranchant de la lame.

    On l’aperçoit, au bord de l’étang coupant des roseaux pour tresser une barque de rêve.

    On ne connaîtra pas son visage. On ne saura rien de ses yeux, de son sourire.

    Personne ne l’a revu manier la faux dans les prés pentus qui mènent à la rivière.

     

    Figure de l’ombre retournée à la nuit, comme des milliers, qui ont quitté leur village, leur ferme, leur verger, pour ne plus revenir et n’ont survécu à leur mort que le temps bref des battements de cœur de ceux et celles qui les ont veillés sous la clôture des habits noirs.

     

    Puisse chacun, chacune, avoir laissé quelque objet familier qui, passant de main en main, fera résonner leur être singulier.

    Écho de ce qu’ils furent.

    Coquillage au creux de l’oreille des vivants pour prolonger leur murmure. »

     

    Françoise Ascal

    Noir-racine, précédé de Le fil de l’oubli

    Monotypes de Marie Alloy

    Al Manar, 2015

    http://www.editmanar.com/

  • Jean-Christophe Bailly/Éric Poitevin, « Le puits des oiseaux »

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    © éric poitevin

     

    « […] cette chute que l’on voit, c’est sa répétition infiniment recommencée qui s’espace d’image en image d’une photographie à une autre, ce qui revient à dire que chacune de ces images est comme un tombeau léger, comme une feuille légèrement posée sur la mort. Cette chute n’est pas absolu, n’est pas une essence – c’est celle, à chaque fois, d’un être qui, vivant, fut la vie même, et dont la vie, ainsi, nous est renvoyée. La vie, c’est-à-dire aussi, dans son rayonnement, le pays dans lequel l’oiseau vivait, le territoire d’air et de brindilles, de terres lourdes et de soirs distendus où il avait fait son nid. Dans la conception chinoise de l’émotion musicale, la qualité la plus grande est atteinte lorsque justement le son commence à s’en aller – c’est au moment où elle s’évanouit que peut-être perçue dans sa plénitude l’exacte résonance du timbre. Les oiseaux morts, ici, sont les sons disparaissant du pays qui les porta ou qui les vit passer. Et ce n’est pas seulement qu’il y ait une solidarité native entre les lignes de crête des collines et les trajectoires des envols, ou entre les plus fines matériologies du sol et les enchevêtrements des ramures et le jeu, en eux, sur eux, du soleil et de l’ombre, c’est aussi que, sous la portée des ailes et selon leur idée, c’est tout le pays survolé qui revient. »

     

    Jean-Christophe Bailly

    Le puits des oiseaux – nature morte

    pour des photographies d’Éric Poitevin

    Seuil / Fiction & Cie, 2016

    la série de photographies présentée dans ce livre est l’objet d’une exposition organisée par le centre d’art Vent des Forêts dans la nef de l’ancienne église fortifiée à Dugny-sur-Meuse, durant le mois de juillet 2016

    http://ventdesforets.org/oeuvre/le-puits-des-oiseaux/