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Livre - Page 17

  • Sima Guang, « Sur les rimes du poème de Shao Yaofu, “Chant des activités dans le nid de la joie paisible” »

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    « Dans la terrasse magique, libre de toute affaire, chaque jour ouvert et gai,

    Paisible et joyeux, revenu à la source, il ne cherche rien au-dehors.

    Lorsqu’il bruine et que souffle le vent froid, il reste seul assis,

    Et quand le ciel est clair et les scènes sont belles, il randonne à son aise.

    Les pins et les bambous ouvrent à suffisance ses yeux noirs,

    Et qui l’empêche d’épingler sur sa tête blanchie des fleurs de pêchers ?

    Moi qui ai pour mission de rédiger des livres,

    Pour vous je volerai un instant et monterai sur le haut pavillon… »

     

    Sima Guang – 1019-1086

     « La dynastie des Song du Nord — 960-1127 »

    Textes traduits, présentés et annotés par Stéphane Feuillas

    Anthologie de la poésie chinoise

    La Pléiade, Gallimard, 2015

  • Anne Pauly, « Avant que j’oublie »

    anne pauly,avant que j'oublie,verdier

    DR

     

    De Verdier les 40 ans, suite.

    Des premiers romans comme celui-là je veux bien en lire un chaque jour.

    Anne Pauly s'invite dans la cour des écrivains avec une allégresse rare sur un sujet grave — la mort du père. Parler aux — avec, pour les — morts, oui, c'est de cela qu'il s'agit, dire l'ineffable, dire ce que l'on peut faire avec la mort et ce qui reste de celui qui maintenant n'est plus là et qui ne cessera de nous accompagner, d'une manière ou d'une autre et dont on fera l'inventaire. Anne Pauly attrape tout ça et avec une vraie liberté et, un humour épatant, elle tient à la juste distance ce qui pourrait nous mettre à terre. Un magnifique portrait, aussi, d'un père pour le moins singulier.

     

    « Pour l’heure, j’avais réussi à venir à bout des choses urgentes comme envoyer des actes de décès pour clôturer administrativement son existence et ça me semblait déjà énorme. Je n’avais en outre, pour le moment, ni huissier sur le dos, ni date butoir ni aucun agenda sauf celui que préconisaient les livres de développement personnel et que relayaient, terrifiés par les entre-deux, les gens qui m’entouraient, patients, à l’écoute, compréhensifs, ma pauvre chérie, mais quand même pressés de me voir tourner la page. Moi, je préférais ne pas.

    Le premier jour, j’ai donc résisté, façon Bartleby, à cette injonction d’inventaire définitif en contemplant, immobile, cigarette à la main, les choses dans leur ensemble depuis le seuil des pièces, hésitant à leur imposer un mouvement qui dissoudrait peu à peu et pour toujours ce qu’il y avait eu avant. Cette perspective m’angoissait tellement que j’ai même pris des photos de chaque étagère pour être capable de recomposer, en cas de vérification intempestive des inspecteurs de la mémoire, le tableau dans son ordre exact et au centimètre près. J’ai aussi passé deux bonnes heures à enregistrer les bruits de la maison avec le dictaphone de mon portable craignant de ne plus jamais les entendre si quelque chose venait à changer : silence assourdissant, tuyaux régurgitant, bruit particulier de l’eau s’écoulant dans tel ou tel évier, vrombissement de thermostats, craquements de parquets et d’escalier, grelots accrochés pratiquement à tous les trousseaux de clés, carillons japonais tintant dans le vent de manière poétique ou irritante, tours de clés et couinements de portes, cliquetis d’interrupteurs, fenêtres aux caoutchoucs rebelles et touche play de l’antique répondeur sur la bande duquel on entendait encore la voix mélodieuse de ma mère dire, un peu intimidée de s’adresser à une machine : Laissez-nous votre message ou votre numéro.

    Personne n’avait effacé ce message depuis qu’elle était partie et on avait dû trouver qu’ils étaient cinglés, chez les Pauly, de laisser un fantôme prendre les messages. Mais nous, ça nous plaisait de pouvoir continuer à l’entendre de temps à autre et il m’était même arrivé de téléphoner en sachant qu’il n’y aurait personne pour décrocher et qu’elle s’adresserait donc directement à moi. Sa voix, où résonnait toute la gentillesse du monde, nous était nécessaire. Dans les moments de nos vies où, par facilité, nous laissions le désespoir nous gagner, elle nous ramenait à nous-même, nous exhortait à nous redresser et à faire de notre mieux. »

     

    Anne Pauly

    Avant que j’oublie

    coll. Chaoïd, dirigée par David et Lionel Ruffel, Verdier, 2019

    https://editions-verdier.fr/livre/avant-que-joublie/

    40 ans de Verdier

  • Julien Nouveau, Caroline François-Rubino, « d’ombres, d’eau et de sel »

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    « L’histoire que je t’avais demandée, je ne suis pas sûre d’en avoir entendu les premiers mots. Je sais pourtant qu’elle parlait d’un retour de baignade, d’une cascade moins tonnante que prise à dire les chuchots de l’eau. De cette journée qui ne finissait pas de s’épuiser, je n’ai pas même entendu les premiers mots, glissant vers mon sommeil. Pourtant je sais que tu me l’as racontée, plusieurs heures durant, soucieux de ne pas me réveiller ; heureux d’en suivre le cours. Heureux de me savoir endormie, heureux de profiter encore un peu de ce moment de veille, qui précédait celui de notre sommeil.

     

    Toi, de pierre, d’eau et d’un peu de sel, moi de vapeurs, de ciel et d’un peu de verre, nous tenions à un fil, à la grâce d’une heure de nuit propice. Un déplacement de lumière, un soleil dur venu contre son heure, un silence encombré sur le pavé de notre ciel, impatient quand nous nous offrions à l’éternité d’un instant, aurait-il suffi à nous rompre. Nous tenions à un fil, ténu mais de fer, immortel, tant que nous le voulions ainsi. »

     

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    Julien Nouveau

    d’ombres, d’eau et de sel

    peinture de Caroline François-Rubino

    Lanskine, 2019

  • Imre Kertész, « Journal de galère »

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    DR

     

    « La vie est un temps que nous meublons surtout de choses superflues. La caractéristique principale du “saint homme” n’est peut-être pas tant d’être obsédé et monomaniaque que d’avoir horreur de perdre son temps. Le temps semble insignifiant jusqu’à ce que s’accomplisse son terrible commandement : la vieillesse et la mort. — En Europe, tout se règle par le travail, plus précisément le service du travail obligatoire. Traverser un passage souterrain et être confronté à l’effervescence de la foule. Où courent-ils ? — Ce n’est pas une question à deux sous à propos de la mort ; mais je me demande s’ils accordent vraiment tant d’importance aux futilités. Se lever, se laver, la famille, les transports ; huit heures de travail, activité généralement extérieure à l’existence, puis les achats, à nouveau les transports, un peu de distraction, de préférence sans lien avec l’existence, faire l’amour dans le meilleur cas, et finalement le sommeil ou l’insomnie. Cette existence où les gens ne prennent part ni à leur vie ni aux événements, il faut bien qu’ils la considèrent pour ce qu’elle est : leur vie. — Finalement, j’ai réussi à échapper à ce destin impersonnel ; ma plus grande aventure, c’est quand même moi. Je me suis pensé et construit. Envers et contre tout. En travaillant tout au fond de la mine ; en silence, les dents serrées. À présent — bien que je sois encore “en devenir” — je suis fondamentalement prêt ; cela m’a pris cinquante-cinq ans et la mort peut m’arracher à moi-même à tout instant.

     

    Longtemps le mensonge a été la vérité par ici, mais aujourd’hui même le mensonge n’est plus vrai.

     

    J’ai atteint le fond cette nuit. Le sentiment d’absurdité que je connais bien s’est abattu sur moi comme une nouveauté surprenante ; je me suis vu de l’extérieur, mon visage ovale d’Asie Mineure, ma bouche avec sa molaire en métal, ma cuisse poilue avec sa cicatrice ; déchirement stupéfiant, absurdité d’être identique à ce phénomène physique ; sans parler de l’absurdité que sont mes relations, mon activité, en un mot ma vie. Rien n’a de réalité, seul le sentiment de culpabilité est réel. Pourtant je n’arrive même pas à m’y sentir malheureux et humilié, alors que c’est là la source de mon inspiration. Je suis couvert de honte comme si je n’avais jamais rien écrit, et tout m’est étranger, surtout moi-même. » Hiver, 1983

     

    Imre Kertész

    Journal de galère

    Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba

    Actes Sud, 2010

  • Pascal Quignard, « L’évanouissement »

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    © cchambard

     

    « Le samedi 18 août, le premier jour de la canicule, j’étais dans le jardin, je dormais dans un fauteuil transatlantique à l’ombre du bûcher, il faisait 38 degrés, j’ai entendu un bruit sur la rivière, ou, dans un rêve, j’ai vu un enfant qui venait sur la rive, je me suis levé, j’ai voulu traverser l’herbe pour rejoindre le bord de l’Yonne mais, dans le mouvement même de me lever, j’ai eu un vertige, mon pied droit a lâché, tout mon corps a commencé une étrange rotation, ma tempe droite et mon oreille sont venues frapper la poutre qui soutient l’auvent du premier ermitage, mon corps a continué de tourner sur lui-même, s’est mis à fléchir, mon genou s’est ouvert sur une pierre, j’ai rebondi un peu sur les cailloux, un bleu s’est étendu sur ma hanche gauche, j’ai un peu sursauté dans l’herbe grillée et chaude, mon bras s’est couvert d’égratignures tandis que, mon torse se décurvant tout à coup, ma tête a été projetée en arrière sur une marche, je me suis évanoui. Étrange danse lente de tombée sur la terre faite de trois rebonds, dont j’ai le souvenir physique, comme une valse où plus aucun muscle ne fonctionnait, où plus aucune volonté n’agissait, mais dont le temps fort ne pouvait pas manquer d’être le dernier, — de s’adresser au dernier.

    Je me suis éveillé plus tard dans l’après-midi, sur le dos, sur la terre, le corps en plein soleil, la nuque couverte de sang, dans le plus total silence.

     

    La déposition de croix. Le dépôt du corps tombé en transe sur la terre. La descente du corps sur la terre dans la naissance. La tombée du corps dans la mort.

     

    Je ne cesse de méditer que la première image humaine tombe.

    Aussi bien naissance que mort, c’est le point de naissance-mort. Ce point de contact avec la terre-propre-au-second-monde. Ce point de contact du corps et de la terre, c’est le dernier royaume. »

     

    Pascal Quignard

    L’Origine de la danse

    Galillée, 2013

     

    Cette page, je me & vous l’offre pour mon anniversaire. Elle est d’un ami cher.

  • Pierre Jean Jouve, « En miroir »

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    « Le travail a toujours été d’une grande dureté. L’impulsion me conduit à écrire dans un état de force, jusqu’à l’achèvement aussi détaillé que possible. Mais aussi, quand est-ce l’achèvement ? Au produit de ce travail je suis rapidement étranger. La page écrite, il ne reste que l’inquiétude, avec la faim de la page suivante. Un oubli se produit, aussi fort que l’impulsion première.

    Cet étranger qui ne trouve pas de réconfort sera libre de reposer toutes les questions à froid, et de dénigrer ce qui un moment fut puissance et bonheur. Lorsque les textes ont reposé pendant quelques mois, je ne les approche qu’avec la plus grande crainte, comme s’ils allaient m’assaillir. Je répugne à me lire dans les citations, jamais rien ne me plaît. J’éprouve toujours devant mon propre tableau le doute de ma jeunesse, le même étonnement chargé d’angoisse, ou résigné si je ne puis plus intervenir.

    Je contiens certainement un juge implacable — sorte de bourreau. Nous nous devons réciproquement quelque honneur pour la fidèle énergie que nous avons manifestée ensemble dans notre vie commune. Ai-je jamais aimé avec naturel, et créé avec toute la satisfaction de mon être ? Je puis me le demander. Le mouvement de ma foi n’en est que plus extra-ordinaire, et mon existence dépend d’un personnage double.

    Les divers recours tentés pour unifier et réconcilier, par pleine conscience et espérance, le poète avec lui-même, ont constamment échoué. Le besoin de renommée, la jalousie du succès, furent jugés de bonne heure comme enfantillages, sans pouvoir sur le vrai mal. Les diversions de nature sentimentale ou érotique n’ont laissé qu’amertume et fatigue. Le recours à toute doctrine philosophique ou de sagesse, inutile. Le seul recours efficace fut dans le travail. Je me suis interdit toute dépense en dehors du travail. Le bourreau, comme le croyant, veulent que je travaille sans cesse. »

     

    Pierre Jean Jouve

    En miroir

    Mercure de France, 1954, 1970, 10/18, 1972

  • Ingeborg Bachmann, « Une sorte de perte »

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    « Utilisés en commun : des saisons, des livres et une musique.

    Les plats, les tasses à thé, la corbeille à pain, des draps et un lit.

    Un trousseau de mots, de gestes, apportés, employés, usés.

    Respecté un règlement domestique. Aussitôt dit. Aussitôt fait. Et toujours tendu la main.

     

    De l’hiver, un septuor viennois et de l’été je me suis éprise.

    De cartes, d’un nid de montagne, d’une plage et d’un lit.

    Voué un culte aux dates, déclaré les promesses irrévocables,

    porté aux nues un Quelque chose et pieusement vénéré un Rien,

     

    (— le journal plié, la cendre froide, un message sur un bout de papier)

    intrépide en religion, car le lit était l’église.

     

    La vue sur la mer produisait ma peinture inépuisable.

    Du haut du balcon il fallait saluer les peuples, mes voisins.

    Près du feu de cheminée, en sécurité, mes cheveux avaient leur couleur extrême.

    Un coup de sonnette à la porte était l’alarme pour ma joie.

     

    Ce n’est pas toi que j’ai perdu,

    c’est le monde. »

     

    Ingeborg Bachmann

    « Poèmes 1964-1967 »

    in Toute personne qui tombe a des ailes

    Édition, introduction et traduction de l’allemand (Autriche) par Françoise Rétif

    Poésie / Gallimard, 2015

  • Bashô, « Journaux de voyage »

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    « Notes d’un voyage à Sarashina

     

    Au village de Sarashina aller voir la lune sur le mont Obasuté, voici ce qu’avec insistance me suggère le vent d’automne dont le souffle agite mon cœur, et un autre partage avec moi le goût du vent et des nuages, celui qui a nom Etsujin. La route de Kiso passe au profond des montagnes, raides en sont les chemins ; craignant qu’à l’étape le cœur ne nous faille, Maître Kakei nous a donné un domestique pour nous escorter. Tout un chacun s’est ingénié à nous aider, mais ignorants de la route et des étapes, dans notre commune confusion nous brouillons tout devant derrière et n’y trouvons que plus de plaisir.

    En un lieu dont je ne sais plus le nom, un moine d’une soixantaine d’années, l’air peu amène et renfrogné, chargé à en plier le dos, le souffle court, s’en est venu d’un pas mal assuré ; mon compagnon l’a pris en pitié et, ficelant ensemble ce que l’un et l’autre nous portions sur l’épaule et le faix de ce moine, il en charge le cheval et me fait monter par-dessus. Hautes montagnes et cimes abruptes se dressent au-dessus de nos têtes, à notre gauche coule le fleuve, au fond d’un précipice qui semble profond de mille toises, et comme il n’y a pas un pied de terrain plat, se trouver en selle n’est de tout repos, si bien qu’il n’est pas un instant où je ne me sente en péril.

    Passé le Pont Suspendu et Nezamé, par Saru-ga-baba et le col de Tachi, c’est la route des Quarante-Huit Tournants. Le chemin monte en lacets, si bien que l’on a le sentiment de grimper jusqu’aux nuages. Nous-mêmes qui cheminons à pied, pris de vertige, l’esprit contracté, nous allons d’un pas incertain, tandis que le valet qui nous escorte n’en paraît nullement effrayé et ne fait que somnoler sur son cheval, si bien que plus d’une fois il semble devoir tomber, et qu’à le voir de dos en levant les yeux, on le croirait en grand péril. Le sentiment du Bouddha lorsqu’il daigne jeter les yeux sur le monde misérable des vivants doit être pareil à celui que j’éprouve, me dis-je, et l’idée d’impermanence et d’imminence s’impose à moi en un soudain retour sur moi-même : autant dire que dans la Passe Hurlante d’Awa il n’est ni vagues ni vents.

    Le soir venu, ayant trouvé un appuie-tête d’herbes, je cherche à me rappeler les paysages qui m’avaient inspiré les versets composés au hasard pendant la journée. Je sors mon nécessaire à écrire, et sous la lampe, étendu, les yeux clos, je me frappe la tête et me torture, si bien que ce moine, supposant que les soucis du voyage m’accablent et me tourmentent, essaie de m’en divertir. Il me décrit les lieux de pèlerinage qu’il a visités dans sa jeunesse, m’énumère les grâces d’Amida, me conte sans fin des histoires qu’il tient pour miraculeuses, tant et si bien qu’il m’enlève le goût de composer et que je suis incapable de proférer une parole. Le clair de lune dont il m’avait distrait se glisse entre les arbres et par les fentes du mur, ici et là s’élèvent des bruits de claquets et des cris pour écarter les daims. En vérité, toute la mélancolie d’automne se déploie en ces lieux.

    “Hé bien, en l’honneur de la lune buvons du saké !”, dis-je, et l’on nous apporte des coupes. Elles m’ont l’air plus grandes que celles dont on use d’ordinaire, avec un décor maladroit à la poudre d’or. Les gens de la ville jugeraient pareil objet de mauvais goût et n’y toucheraient même pas, mais j’y prends un plaisir imprévu, autant que si elles étaient coupes de céladon ou de jade, car elles s’accordent à ces lieux.

     

           Le disque voudrais

           à la poudre d’or décorer

           de la lune de l’étape

     

           Au pont suspendu

           la vie tient à un sarment

           de vigne vierge

     

           Au pont suspendu

           sitôt point le souvenir

           du tribut des chevaux

     

           Le brouillard levé

           au pont suspendu les yeux

           je n’ose fermer

                                  Etsujin

     

    Le mont Obatusé :

           Sa forme évoque

           une vieille seule qui pleure

           compagne de la lune

     

           La seizième nuit

           encore ne puis quitter

           ce canton de Sarashina

     

           Ah Sarashina

           trois nuits j’ai contemplé la lune

           sans un nuage

                                  Etsujin

     

           Gracieuse ploie

           couverte de rosée

           l’ominaéshi

     

           Mon corps pénètrent

           l’amertume du radis

           et le vent d’automne

     

           Marrons de Kiso

           pour les gens de ce bas monde

           présent apprécié

     

           L’un m’escorte

           l’autre le quitte et pour finir

           automne à Kiso

     

    Au Zenkô-ji :

           Au clair de lune

           quatre portes quatre doctrines

           sont tout un au fond

     

           À remuer les pierres

           sur l’Asama déchaînée

           tempête d’automne »

     

    Bashô

    Journaux de voyage

    Présenté et traduit du japonais par René Sieffert

    Verdier, 2016

    https://editions-verdier.fr/livre/journaux-de-voyage/

    40 ans de Verdier

  • Alain Coulange, « Brouhaha »

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    © Vivianne Zenner

     

    «  Voilà, tu écris. Encore et encore. Porté par ce désir. De paraître, d’apparaître. Désir qui ne comble rien. Qui efface. Te fait disparaître.

     

    Mieux vaut arrêter ce flux qui s’étend et déborde. Ce n’est qu’une pauvre démonstration. Inutile. L’inutilité ne nous sauve pas. Nous le saurions si quelque chose devait nous sauver.

     

    Ce flux, mieux vaut qu’il cesse. Et que par cet arrêt écrire cesse aussi.

    […]

     

    Tout le monde écrit des livres

     

    L’accès au livre est un trou d’épingle. On voit difficilement à l’intérieur. Il faudrait sur le champ inventer une lumière. On n’écrit pas en cultivant l’obscurité. On la combat. Pour voir ce que personne ne voit. Voir le livre avant qu’il s’écrive. le considérer en un instant. La langue ne règne pas seulement par la puissance de son obscurité mais par la puissance de sa rapidité. Voir l’ombre et le nombre. Tant de phrases prêtes à se former. Comment les éveiller à elles-mêmes ? Le livre vient quand il veut. Il surgit telle une apparition. Une volupté. Pièce détachée. Il se détache. La première chose qu’on a dite est qu’il ne devait pas s’écrire. On a été démenti. Il est sorti du trou. Du fatras. Tout le monde écrit des livres. Tout le monde n’écrit pas des livres comme tout le monde. »

     

    Alain Coulange

    Brouhaha

    End éditions

    http://endeditions.com/index.html

  • Louis Calaferte, « Portrait de l’enfant »

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    DR

     

     « Seul dans la cuisine, par les chauds après-midi d’été, il découvrait ou inventait des visages de jeunes filles dans les bariolages de la toile cirée qui recouvrait la grande table poussée contre le mur.

    Lorsqu’il avait situé leurs bouches, il y appliquait la sienne, longuement, amoureusement.

    Il était malheureux de cette parodie de tendresse sans prolongement, sans échange.

    […]

    Elle venait dans le noir jusqu’à son lit. Il entendait le bruissement de sa chemise de nuit. Elle s’asseyait à côté de lui, cherchait sa main, la retenait dans la sienne.

    — Tu as peur ?

    — Oui.

    — Moi aussi, j’ai peur.

    Sa voix était comme soufflée, lointaine, cotonneuse.

    Elle rapprochait sa tête. Ses cheveux sentaient bon.

    […]

    Sur le sentier au bord de la rivière, en un endroit où il savait que les promeneurs ne s’aventuraient guère, il édifiait autour de lui plusieurs petits puits de sable qu’il emplissait d’eau dans laquelle il précipitait les insectes de passage.

    Assis au milieu de ses constructions, il lui suffisait de tourner la tête pour observer dans chaque cuvette, au cours de l’après-midi, les manifestations de ces lentes agonies.

    Les insectes les plus gros se débattaient moins longtemps que les autres à la surface de l’eau. Après maintes vaines tentatives, ceux qui réussissaient à se hisser sur la paroi de sable avaient la vie sauve ; ils étaient peu nombreux. Certains, qu’il croyait morts, se ranimaient aussitôt qu’il les effleurait du doigt. Ce simulacre de leur part excitait contre eux sa colère, comme s’ils avaient eu la volonté consciente de le duper. Il leur accordait le temps de reprendre des forces en les retirant de l’eau où il les replongeait dès qu’ils paraissaient s’être rétablis. Parfois aussi, haineux, il les écrasait.

    […]

    Plusieurs jours de suite il déroba le courrier dans la boîte aux lettres et alla le brûler dans l’ornière d’un champ, derrière un petit mur où il ne pouvait être vu.

    En regardant les enveloppes se jaunir, se corner sous la chaleur de la flamme, il avait l’impression que beaucoup de choses malpropres, mauvaises, disparaissaient grâce à lui.

    C’était inexplicable.

    […]

    À l’église, certains dimanches, pendant la messe chantée, il voyait onduler la robe de la statue de la Vierge. Son visage mélancolique penché sur une épaule s’inclinait davantage. Elle lui adressait un sourire grave. Il avait la sensation qu’elle eût aimé lui parler.

    Une joie douloureuse lui opprimait le cœur.

    […]

    Il s’établissait sous la table de la cuisine, allongé à plat ventre sur un petit manteau de fourrure lui appartenant et s’y frottait jusqu’à la jouissance, si forte qu’elle lui fermait les yeux quelques secondes durant.

    […]

    Insensiblement son lit d’enfant devient catafalque. Les draps se teintent, leur blancheur estompée, comme une clarté s’affaiblissant graduellement. Le sommier se surélève. Sous ses reins, il sent le matelas s’amincir, devinant peu à peu la dureté horizontale de la planche. Un homme entre dans la chambre, vient lui ôter son pyjama, qu’il remplace par son costume de velours. Ses mains sont croisées sur sa poitrine. Il a chaud. Il est bien. »

     

    Louis Calaferte

    Portrait de l’enfant

    Denoël, 1969

  • Gil Jouanard, « Dans le paysage du fond »

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    © Héloise Jouanard

      

    « C’était presque à coup sûr un chant, ou bien la vielle cagneuse du moulin à café qui éclairait le fond de la cuisine. Non, c’était plutôt un chant qui crépitait dans l’âtre ou bien les hésitations cuivrées de la pompe archaïque au-dessus de l’évier. C’était un chant ; et le blé parfumait jusqu’aux draps ; les graviers montaient en flammes douces dans la vacuité de la cour. On était là. Ou bien encore on portait le pain sous l’aisselle du bras droit, et la farine épousait le tricot de laine bleue.

     

    Il y avait, contre le mur, une gerbe d’orties ; ou c’était l’avancée syncopée d’un lézard hésitant ; disons : une simple minute d’attention qui ne se serait pas laissée écarter. Ou bien, à l’inverse, c’est l’oubli qui fouillerait du bout d’une invisible perche la surface herbue d’une biographie aléatoire. Et les lumières tout au fond de l’étang, dessineraient la forme des fenêtres par lesquelles on regarderait se succéder les climats au hasard de la rue épaisse. Ou bien ce ne serait rien, sinon notre propre nom, notre nom propre, si commun, derrière l’écran de la distance prononcé par une voix que l’on aurait autrefois connue et qui viendrait s’émietter à travers les gouttes de pluie.

     

    Ou bien ce ne serait rien d’autre qu’un reflet sur le bois peint en rouge du crayon ; et l’on se serait encore une fois de plus laissé embarquer dans une de ces aventures exploratoires dont nul ne saurait dire si l’on saura revenir.

     

    Ou bien ce serait que l’on préfère décidément tout, fût-ce un mot de trop, plutôt que cette effroyable solitude qui vient nous prendre à la gorge à l’orée du bois.

     

    De la table au tronc de merisier, il n’y a que l’épaisseur de cette feuille, qui hésite à se prendre pour celle de l’arbre ou plutôt pour celle, si infime, du fil d’étendage où viennent sécher les fruits maigres de ma sève.

     

    De la table au tronc de merisier, il y a l’épaisseur de toute cette distance qu’il y a à franchir à travers mon regard ; il y a ce brouillard des mots qui voile pour toujours l’évidence. »

     

    Gil Jouanard

    Dans le paysage du fond

    Isolato, 2013

  • Annie Dillard, « Les vivants »

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    DR

     

     « Il vit des traces d’oiseau sous le niveau de la marée haute, là où la ligne de gravillon noir et rouge cédait la place à une boue sablonneuse. Ces traces de pattes semblaient tomber du ciel, comme si Dieu venait de donner forme à l’une de ses créatures et de la déposer là. Trois ergots s’enfonçaient dans la boue, reliés par de larges palmes. L’oiseau avait marché, tel un homme, sur la grève, d’un pas ferme et décidé. Le cou penché en avant, Clare suivit ces empreintes de pattes.

    Elles semblaient pourtant absurdes, ces traces, comme si l’oiseau avait perdu la tête. Abruptement, elles s’arrêtèrent, les deux pattes profondément enfoncées dans la boue au niveau des ergots. Ces traces s’interrompaient sans raison : la boue redevenait lisse, l’oiseau s’était envolé. Clare se retourna et constata que son propre passage avait lui aussi laissé des empreintes bien nettes sur le gravillon ; il laissait ses propres traces, qui aboutissaient sous ses chaussures.

    Il était, depuis le début, une bobine d’empreintes de pas qui commençaient un peu plus au nord, dans la cabane du campement dressée sur la plage où il avait appris à se tenir debout en s’accrochant à la jupe noire de sa mère. Ses traces disparaissaient, puis redevenaient visibles à mesure qu’il égrenait ses jours et ses ans ; il passa douze années à Goshen avant de revenir à Whatcom et il effectua d’innombrables allées et venues entre son domicile et le lycée, puis le bureau. Maintenant, sur cette plage, ses traces se dévidaient derrière lui telles une épluchure : le temps était un couteau qui l’épluchait comme une pomme et il allait continuer de l’entailler jusqu’à la fin. Ses traces, les traces de sa vie se termineraient abruptement, elles aussi – mais à ce moment là il ne s’envoleraient pas, comme un oiseau dans le ciel ; il descendrait sous terre.

    “Je rejoindrai les portes de la tombe”, pensa Clare. C’était un passage d’Isaïe, dans lequel le roi mourant Ezéchias se tourne vers le mur. “Je rejoindrai les portes de la tombe : je suis privé du reste de mes ans. J’ai dit : je ne verrai pas le Seigneur, même le Seigneur, au pays des vivants : je ne contemplerai plus l’homme parmi les habitants du monde.”

    Personne ne savait quel pas serait le dernier, à quel pas prendre garde. Où sur la face de la Terre, ses traces de pas seraient encore fraîches quand le trappeur le traquera ? Les garçons de la ville porteraient ensuite son corps en suivant ses derniers itinéraires.

    Il avait besoin d’apprendre à mourir. Il avait appris tout le reste au fil du temps : à lire, à mener un équipage de bœufs, à faucher un champ et à vanner le grain, à abattre un arbre, à assembler deux pièces de bois à onglet, à utiliser et à réparer un tour ou une scie à vapeur, à expliquer l’électromagnétisme, à installer des pannes de toit, à couper des tuyaux de plomb pour un évier, à fabriquer un palier d’essieu, estimer une section de terrain, vendre une parcelle. Il excellait dans tout ce qu’il avait appris, mais il lui fallait maintenant apprendre cette chose nouvelle qui revenait à abandonner tout le reste. N’était-ce pas essentiel ? Mais comment apprend-on à mourir quand les experts en la matière restent muets ?

    Le vieux Conrad Grogan, le géomètre, avait bien failli mourir ; il avait bel et bien trépassé, mais il était revenu à la vie pour se lever, maigre et très droit – sa moustache noire peignée au-dessus de ses lèvres, son chapeau jaune tout déchiqueté, la bedaine en avant et l’air sagace – et il avait vécu six autres années. Clare eut alors le sentiment que Conrad Grogan se jetait à corps perdu dans le temps qui lui restait à vivre : il fonda la société des débats, épousa une veuve défavorisée par le sort sur l’île de Whitbey, la ramena sur le continent, bâtit une maison dans un arbre pour les petits-enfants de sa femme, se construisit pour lui-même un modeste doris à voiles peint en rouge, et il arpentait les rues de la ville avec entrain, le visage ridé et rayonnant. Puis il s’alita, se mit à hurler pendant quelques jours, ahana durant autant de jours, devint tout violacé et mourut. Clare ignorait si Conrad Grogan était mort dignement, la première ou la dernière fois, ou comment cela se passait quand on avait seulement quelques vagues notions sur la mort, ou s’il pourrait s’arranger pour qu’on exige de lui une qualité qu’il fournirait alors aussitôt, par exemple du courage, une qualité qui n’aurait pas pour but de faire tomber la tension, mais qui au contraire lui plairait et dépasserait tout ce qu’il avait appris. »

     

    Annie Dillard

    Les vivants

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent

    Christian Bourgois, 1994, coll. Titres n° 111, 2011