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Écrivains - Page 68

  • Denis Diderot, « le Neveu de Rameau »

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    Denis Diderot par Louis-Michel van Loo, 1767


    « Cher Rameau, parlons musique, et dites-moi comment il est arrivé qu’avec la facilité de sentir, de retenir et de rendre les plus beaux endroits des grands maîtres ; avec l’enthousiasme qu’ils vous inspirent et que vous transmettez aux autres, vous n’avez rien fait qui vaille.

    Au lieu de me répondre, il se mit à hocher de la tête, et levant le doigt au ciel, il ajouta, et l’astre ! l’astre ! Quand la nature fit Leo, Vinci, Pergolèse, Duni, elle sourit. Elle prit un air imposant et grave, en formant le cher oncle Rameau qu’on aura appelé pendant une dizaine d’années le grand Rameau et dont bientôt on ne parlera plus. Quand elle fagota son neveu, elle fit la grimace et puis la grimace, et puis la grimace encore ; et en disant ces mots, il faisait toutes sortes de grimaces du visage ; c’était le mépris, le dédain, l’ironie ; et il semblait pétrir entre ses doigts un morceau de pâte, et sourire aux formes ridicules qu’il lui donnait. Cela fait, il jeta la pagode hétéroclite loin de lui ; et il dit : C’est ainsi qu’elle me fit et qu’elle me jeta, à côté d’autres pagodes, les unes à gros ventres ratatinés, à cols courts, à gros yeux hors de la tête, apoplectiques ; d’autres à cols obliques ; il y en avait de sèches, à l’œil vif, au nez crochu : toutes se mirent à crever de rire, en me voyant ; et moi, de mettre mes deux poings sur mes côtes et à crever de rire, en les voyant ; car les sots et les fous s’amusent les uns des autres ; ils se cherchent, ils s’attirent. Si, en arrivant là, je n’avais pas trouvé tout fait le proverbe qui dit que l’argent des sots est le patrimoine des gens d’esprit, on me le devrait. Je sentis que nature avait mis ma légitime dans la bourse des pagodes : et j’inventais mille moyens de m’en ressaisir. »

      

    Denis Diderot

     Le Neveu de Rameau

     édition de Jean-Claude Bonnet

    Flammarion, 1983


    Mireille Delunsch (La Folie) dans Platée de Jean-Philippe Rameau,

    Les Musiciens du Louvre, direction : Marc Minkowski
    http://www.youtube.com/watch?v=E1EE6CSIo6A

  • Jacqueline Royer-Hearn, « Alba »

    9782914387514.jpg« Se glisser désespérément dans les mots des autres comme, autrefois, dans les chaussures rouges à talons de ma mère, celles que j’espérais le plus éperdument habiter. Sentir le vide, ballant, et les talons claquer et traîner sur le sol, comme bégayer, balbutier.

     

    Je rêve qu’un amour me donne des mots, ou des linges ou du sang ; mais qu’ils me soient donnés. Offrandes de mes songes : je me vois entourée, engloutie même, comme une cathédrale, ou ensevelie, comme un fugitive de Pompéi.

     

    En lisant, en aimant, en écrivant, éclosent des bourgeons, des images vraies et des fleurs irréelles. De même, petite, je mariais les gerbes des rideaux de ma chambre d’enfant avec les natures mortes de la maison, et avec quelques fleurs des champs, épervières orangées et marguerites, cueillies pour ma mère, mais jamais offertes.

     

    À l’heure où la neige, océane, se déchire en toile délavée, le monde vire au bleu pour quelques instants. Et cette heure mélancolique se répand, furtive, dans les encres de mes lettres et dans le pouls délicat des veines bleutées, égarées à la surface de mon corps.

     

    Chaque récit, chaque confidence apporte son cortège de noms de lieux et de personnes. Et il arrive que la rencontre de deux inventaires, déjà, étonne et ravisse. En récitant simplement quelques prénoms fanés, les lieux-dits du pays natal, les patronymes de lignages lourds et troubles, les noms de villes rêvées, d’un fleuve et d’une rivière dont les eaux ne se mêleront jamais, en les croisant comme les brins d’une tresse, s’entend parfois la rumeur d’un amour. »

     

     Jacqueline Royer-Hearn

     Alba

    L’Escampette, 2004


    Septième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Kiril Kadiiski, « Nouveaux sonnets »

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    Le Graal

     

    à Jacques Chessex

     

    « Des lambeaux de brume pendent aux branches,

    comme si des anges avaient fui à travers ces bois

    dénudés… pour se sauver… mais de qui ?

    Le monde n’est-il pas à nouveau ressuscité ?

     

    Est-ce un immense soleil qu’on voit flamber entre les ramures des cerfs aux abois,

    ou serait-ce le Graal retrouvé (enfin ! et par toi !)…

    Que ne pouvait-il illuminer nos âmes réputées immortelles,

    comme il réchauffe à présent nos corps toujours plus morts.

     

    Ô mur de crânes mouillés liés d’un mortier d’écume,

    le temps lui-même ne saurait le franchir,

    puisqu’il gît encore ici, dans la prison de la vie…

     

    Et dans l’épaisse forêt, éclairée par le soleil d’un jaune gazouillis,

    la rivière charrie des blocs de glace — dalles funèbres renversées

    d’innombrables vérités mortes et de mensonges ressuscités. »

     

     

    Kiril Kadiiski

     Nouveaux sonnets

     traduits du bulgare par Sylvia Wagenstein

     peintures Nikolaï Panayotov

    L’Escampette, 2006


    Sixième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Bernard Manciet, « Jardins perdus »

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    Il pleut dans les pins

     

    « C’est immobile, c’est tout en lenteur. Il pleut dans les pins comme dans une sorte de passé, mais un autrefois qui entoure et qui comble. On n’est plus en soi-même, et jamais pourtant on ne fut plus proche de soi. Ce n’est pas un murmure, ni une voix, mais la pâleur d’une voix. C’est comme une âme continue. On ne peut s’en défaire. On ne l’écoute ni ne la voit, mais on la guette dans ses paroles sans tristesse ni gaieté. On ne pense à rien.

     

    Ici, il n’y a pas de pourquoi, ni de raison d’espérer. Vivre ici, c’est vivre de loin. C’est croître à couvert comme les fougères, comme le sable, remuer à peine comme, sourdement, la tempête à l’ouest. La pluie appelle en zozotant, mais on lui a répondu, il y a bien longtemps déjà. De plus profond que l’amour, comme si l’on avait aimé. Et, plus loin, encore d’autres lignes d’humilité. De la pluie on est la demeure, avec son brouillard et son évidence. On est inutile. »

     

     Bernard Manciet

     Jardins perdus

     traduit de l’occitan par Guy Latry

    L’Escampette, 2005


    Cinquième page pour fêter les 20 ans de L’Escampette

  • Sandra Moussempès, « Acrobaties dessinées »

    sandra moussempès, acrobaties dessinées, l'attente

    « lorsque je me questionne je pense à penser à ma place je pense avec mes lèvres je souris mais je réfléchis sans penser en fait la pensée parle à ma place le son de mes lèvres n’existe pas si ce n’est dans la fiction sonore je voudrais vous parler je voudrais tout dire mais tout dire entraîne une réalité qui n’est plus ma façon de dire et d’être et si un film obscurcit mon champ de vision je pense alors qu’il s’agit d’un remake je pense aussi aux sous-titres aux langues lues entendues apprises je pense en pensée disent-ils pour ouvrir leurs lèvres ils clignent des yeux ma bouche est ouverte à présent je présélectionne une pensée je pense à votre place je me divise en pensée dans mes rêves la pensée s’inscrit tout au long des visages les couleurs ont une pensée propre qui remplit chaque plan en mode plein écran on voit les lèvres des acteurs on voit qu’ils ne pensent pas les acteurs ne pensent pas puisque leur vie est une contrainte momentanée une photographie de miroir sans tain les acteurs jouent à l’écran tandis qu’hors champ l’acteur pense au rôle il est donc hors du rôle et je me désigne parfois comme actrice de ma pensée pensée, pensée parlée, pensée pensée à l’instant puis décrite tant bien que mal, je me désigne alors que ceux qui pensent recevoir mes confidences n’ont rien entendu ne m’ont pas vue, ceux-là ont des idées mais pas de pensée propre, ce pourquoi la pliure des commissure entraine une réponse affirmative

     

    j’aime bien les voix pouvait-elle dire j’aime bien ne pas synthétiser ne pas raconter ne pas retracer au lieu de me taire, je m’interroge et ma réponse est une question qui devient le remake de ma précédente vie supposée, suivez le son qui sort de mes lèvres en différé suivez ce qui en sort en pensée pensez-vous alors que l’on peut devenir une personne qui reviendra que l’on peut revenir en pensée dans la pensée de ceux qui vous questionnent ? »

     

    Sandra Moussempès

    Acrobaties dessinées & cd Beauty Sitcom

    L’Attente, 2012


    photographie © A. Donadio

  • Thérèse d’Avila, « Livre de la vie »

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    « 26. Elle s’afflige de s’être souciée naguère du point d’honneur et d’avoir commis l’erreur de croire que ce que le monde appelle honneur était honneur ; elle voit là un énorme mensonge dont nous sommes tous dupes. Elle comprend que le véritable honneur n’est pas menteur, mais vrai, car il estime ce qui est estimable et tient pour rien ce qui n’est rien : tout n’est en effet que néant, et encore moins que néant tout ce qui passe et ne plaît pas à Dieu.


    27. Elle rit d’elle-même, du temps où elle faisait cas de l’argent et le convoitait ; pourtant, jamais vraiment sur ce point, elle croit n’avoir eu à confesser de faute ; mais en faire cas était déjà une faute grave. S’il pouvait servir à acheter les biens que je vois maintenant en moi, je l’estimerais fort ; mais l’âme voit que ces biens s’obtiennent en renonçant à tout.

    Qu’achète-t-on avec cet argent que nous désirons ? Est-ce une chose de prix ? Une chose durable ? Et dans quel but la désirons-nous ? C’est un bien triste repos que nous recherchons et qui nous coûte fort cher. Bien souvent il nous procure l’enfer et l’on achète un feu éternel et une peine sans fin. Oh, si tous les hommes jugeaient sa possession comme celle d’une terre ingrate, quel accord régnerait dans le monde, que de tracas on s’épargnerait ! Comme nous vivrions tous en bonne amitié, si les intérêts qui naissent de l’honneur et de l’argent venaient à disparaître ! Je crois que toutes choses trouveraient remède. »

     

    Thérèse d’Avila

     Livre de la vie

     Traduit par Jean Canavaggio

     in  Thérèse d’Avila — Jean de la Croix, Œuvres

    Bibliothèque de la Pléiade, 2012

  • Alejandra Pizarnik, « L’Enfer musical »

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    La parole du désir

     

    Cette texture spectrale de l’obscurité, ces mélodies au fond des os, ce souffle de silences divers, cette plongée en bas par le bas, cette galerie obscure, obscure, cette manière de sombrer sans sombrer.

     

    Qu’est-ce que je suis en train de dire ? Il fait noir et je veux entrer. Je ne sais quoi dire d’autre. (Je ne veux pas dire, je veux entrer.) La douleur dans les os, le langage brisé à coups de pelle, peu à peu reconstituer le diagramme de l’irréalité.

     

    De possessions, je n’en ai pas (ça c’est sûr ; enfin quelque chose de sûr). Ensuite une mélodie. C’est une mélodie plaintive, une lumière lilas, une imminence sans destinataire. Je vois la mélodie. Présence d’une lumière orangée. Sans ton regard je ne saurai vivre, ça aussi c’est sûr. Je te suscite, te ressuscite. Et il m’a dit de sortir dans le vent et d’aller de maison en maison en demandant s’il était là.

     

    Je passe nue, un cierge à la main, château froid, jardin des délices. La solitude ce n’est pas se tenir sur le quai, au petit jour, à regarder l’eau avec avidité. La solitude, c’est de ne pouvoir la dire parce qu’on ne peut la circonscrire parce qu’on ne peut lui donner un visage parce qu’on ne peut en faire le synonyme d’un paysage. La solitude serait cette mélodie brisée de mes phrases.

     

    Alejandra Pizarnik

     L’Enfer musical

     Traduction et postface de Jacques Ancet

    Ypsilon éditeur, 2012

  • Eduardo Lourenço, « Montaigne ou la vie écrite »

     

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    « À première vue, l’aventure “littéraire” — mais elle est un peu plus que cela — de Montaigne ressemble à celle à venir, toute proche de la sienne dans le temps, celle de Don Quichotte. Pour tous les deux, la naissance a lieu à l’ombre, ou plutôt à l’intérieur du Livre. Mais la démarche est inversée. Don Quichotte veut que la réalité se conforme au texte où sa vie idéale est déjà vécue. Cette vie idéale, d’ailleurs, ne lui appartient pas en propre. Elle est la forme pure de la réalité dont le modèle n’est autre que Notre Seigneur Jésus Christ, comme l’a bien compris Unamuno. Il faut faire descendre la vérité, du ciel sur la terre, au moment où elle s’éloigne. La défaite et la désillusion sont assurées d’avance. Montaigne — enfant ébloui et enchanté par les Métamorphoses comme nos enfants par Tintin, l’adulte trouvant chez Sénèque ou Platon sa nourriture idéale — lit et découvre le Livre comme livre, autrement dit, comme jeu de fiction. Mais cette fiction a la propriété de le rendre “réel”, et de le soustraire à l’ennui ou à la contrainte des obligations qui l’empêchent d’être libre et heureux. Toute sa vie a été modelée par le principe du plaisir. Cet homme qui passe pour le plus attentif à la trivialité, qui voudrait presque être pris pour Sancho, est rêveur forcené. “Mon royaume pour un cheval” est une trouvaille de son plus génial lecteur, mais sa devise fut bien moins celle, devenue cliché, de la suspension de son jugement que celle de “mon royaume pour un coin de rêve”. Dans sa langue de seigneur de sa volonté et de ses mots, il a appelé ce coin de rêve “son arrière-boutique”, ce lieu où il peut se retirer à loisir, ce lieu que personne d’autre ne peut occuper, espace de nudité du corps et de liberté de l’esprit, pure et bienheureuse solitude. Comme un livre, précisément. Je crois que personne avant lui n’a su, avec une aussi parfaite science, que ce sont les livres qui nous lisent. Il en va de même de la parole qui ne vit que de l’écho qu’elle suscite : “la parole est moitié à celuy qui parle, moitié à celuy qui l’escoute”. Toutefois, pour se dire le plus universellement possible il faut “s’écrire”, il faut devenir Livre, moins pour s’écouter que pour écouter l’autre, le monde ou l’autre soi-même auquel nous n’accédons qu’en transcrivant de la façon la plus directe et la plus drue le Livre que nous sommes. Ce n’est pas la réalité qui attend du Livre son salut, comme le croit Don Quichotte, c’est le Livre, quand il retrouve dans le réel sa fiction, qui nous libère, tous ensemble, de la réalité et de la fiction. Ce que Montaigne a compris, c’est qu’aucune réalité n’est plus fictionnelle que notre propre réalité, que le livre qui aurait un tel dessein — comme c’est le cas des Essais — serait, sur le mode de l’anti-fiction délibérée, le plus fictionnel des livres. »

     

    Eduardo Lourenço

     « Montaigne ou la vie écrite »

     in Montaigne 1533-1592

     accompagné d’un texte de Pierre Botineau, « L’Exemplaire de Bordeaux »

     et de photographies de Jean-Luc Chapin

     L’Escampette/Centre régional des lettres d’Aquitaine, 1992

     repris seul sous le titre Montaigne ou la vie écrite

     L’Escampette, 2004

     Troisième  page pour fêter les 20 ans de L'Escampette

  • Véra Pavlova, « L’animal céleste »

     

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    « La pensée est imparfaite

    si elle ne tient pas en quatre vers.

    L’amour est imparfait

    s’il ne tient pas dans un seul ah !

    Le poème se refuse

    si je cherche le mètre et la rime.

    La vie est incomplète

    si elle ne tient pas dans un seul oui.

     

     

    Pourquoi le mot oui est-il si court ?

    Il devrait être

    plus long que les autres,

    plus difficile à prononcer,

    de sorte qu’il faudrait du temps

    pour y penser vraiment,

    pour oser le dire,

    au risque de se taire

    en son beau milieu »

     

    Véra Pavlova

     L’Animal céleste

     anthologie traduite du russe

    par Jean-Baptiste & Hugo Para

    L’Escampette, 2004

    Seconde page pour fêter les 20 ans de L'Escampette

  • Jean-Yves Masson, « Poèmes du voleur d’eau»

     

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    lxi. Description d’un jardin

     

    Je me souviens d’un jardin d’encre dans un livre

    que l’on avait déplié contre le mur,

    où l’on suivait des yeux la forme des nuages

    que le pinceau avait décrite avec douceur.

    Dehors, dans les jardins, je retrouvais l’œuvre du peintre,

    les arbres d’encre torturés qui se dressaient

    devant l’étang, refusant d’affronter le ciel

    et protégeant la terre éprise de leurs branches.

    Et je me suis penché vers l’eau dormante

    qui formait dans les joncs un signe d’eau.

    Moi, le fils d’Occident, sur la terre orientale,

    je contemplais, en ignorant, le fruit de la sagesse

    d’un lettré du Japon qui avait fait tracer

    dans ce jardin avec de l’eau le nom de l’eau.

    Et tel est l’art : non pas expliquer mais comprendre,

    et ne cacher que ce que l’on veut faire voir. »

     

    Jean-Yves Masson

    Poèmes du festin céleste 

    L’Escampette, 2002


    Nouvelle rubrique, quand le temps le permet,

    pour fêter les 20 ans de L'Escampette

  • Hélène Mohone, « de loin »

     

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    (elle)

    mal j’ai si peu le grand fracas et ta bouche répète après moi le grand fracas et ta bouche la mienne te suit trace va le dire répète les grands mensonges que seuls les anges dénoncent j’ai très peu de toi si faible un doux caillou ta silhouette très loin presque un brouillard tu dis un grand fracas j’ai si peu une tristesse à tout verser sur le chemin menus éclats à tout recouvrir une étrange plainte et terrible à recommencer à sucer son doigt tu dis chuchote j’ai si peu une tristesse toi qui marches ou marches-tu

     

    Hélène Mohone

    de loin

    Atelier de l’agneau, 2008


    en pensant à Hélène ce matin

     

  • Gérard Haller, « L’ange nu »

     

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    « c’est comme un jeu. Voici. Le sexe au centre

     exact de l’image, la trouant on dirait

    ou l’ouvrant sur sa propre béance dessous,

    intouchable, et tous les corps autour à toucher.

    Nus oui : à même la toile nue de l’image

    ici ensemble éclosant. Étoiles, étoiles

    et fleurs oui. Elle debout nue au beau milieu

    de la prairie comme ça et toutes les fleurs

    autour et l’herbe innombrable et le lait

    depuis toujours répandu de la lumière.

    C’est pour toi elle dit. Et le rose aux joues

    et les lèvres rouge sang. Regarde. La chair

    à vif bleue jaune rouge du vieux masque peint

    pour l’amour et la crinière violacée de Méduse,

    regarde, les serpents oui, et le lit de neige

    là-bas séchant au soleil et le ciel au-dessus

    déclos noircissant déjà. C’est pour nous

    elle dit ça serait pour nous maintenant

    si tu veux

     

    elle attend. On ne sait pas. Le geste, le mot

    qui ferait tout recommencer

     

    tu veux ?

     

    elle demande. Répétant devant moi le geste

    d’Émy là-bas pour me montrer. C’était l’été

    je me souviens c’était dans le même pré déjà,

    lumineux, le même nid dedans la lumière,

    et elle s’est mise nue, c’est pour toi elle a dit

    déjà et elle a penché la tête un peu aussi

    comme ça et pris ma main je me souviens

    mes doigts dans sa main et m’a fait toucher.

    Tu veux ? Elle m’a montré. C’est là le trou

    dedans intouchable qui fait venir tout

    dehors. J’avais peur. C’était la première fois.

    Elle riait. Regarde elle a dit c’est là le bord

    pour nous du ciel

     

    tout ce qu’il y a / c’est tout ce qu’il y a / là

    et pas là / noir elle dit vide dessous sans

    fin puis lumière et retour / vie et mort / corps oui

    finis / passant seulement / suspendus ainsi

    ensemble ici au bord du noir / c’est ça qui est

    beau elle dit

    ce cœur au bord

     

    être là c’est tout / mains yeux lèvres et tout ça

    se confiant comme ça tout l’amour

     

    tu veux ? C’est maintenant si tu veux »

     

    Gérard 1[1]_face0.jpg Gérard Haller

     L’ange nu

     Édition Solitude, 2012

     

    Cette page est dédiée à Sophie pour son anniversaire.

     

    Merci à Isabelle pour la photo de Gérard.

     

    La peinture est de František Kupka, La petite fille au ballon, 1908,

    Centre Pompidou, Musée national d’art moderne