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Écrivains - Page 66

  • Hélène Frappat, « Sous réserve »

     

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    « 109. La réserve n’est pas un moyen terme entre la vérité et le mensonge car entre deux termes, il n’y a rien. Elle ne s’oppose, ni à la vérité, ni à la sincérité — mais à la franchise. “Entre la véracité et le mensonge il n’y a pas de milieu, tandis qu’il en existe un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à ne pas dire en exprimant sa pensée toute la vérité bien que l’on ne dise rien qui ne soit pas vrai.” (Kant) Elle me contraint à penser que l’on pourrait être sincère, sans dire toute la vérité ; que l’on pourrait, sans mentir, ne pas la dire toute.

     

    110. En peinture la réserve est la surface d’un ouvrage (tableau, aquarelle, etc.), laissée intacte, sans ornement, en relief ou en blanc ; en imprimerie cela s’appelle un cache.


    111. “J’ai revu la mer avec joie et j’espère bien que cela me permettra l’oubli qui fait peindre.”


    112. Depuis tant d’années que je lisais les mêmes pages, j’ignorais que “le mensonge” transgresse, non pas “la vérité”, mais ce que d’un terme bien mystérieux, Kant nomme “sincérité” — ou plus mystérieux encore “véracité”.

     

    113. Tel est l’“enseignement” que Maria von Herbert reçoit de Kant. “Le défaut de sincérité est une corruption de la façon de penser et un mal absolu. Celui qui n’est pas sincère dit des choses dont il sait pertinemment qu’elles sont fausses ; dans la Doctrine de la vertu cela s’appelle “le mensonge”. Aussi inoffensif soit-il, il n’est pas pour autant innocent ; bien plus, il porte gravement atteinte au devoir qu’on a envers soi-même, et qui est absolument irrémissible parce que sa transgression abaisse la dignité humaine dans notre propre personne et attaque notre manière de penser à la racine ; en effet, la tromperie sème partout le doute et le soupçon, et ôte à la vertu elle-même ma confiance qu’elle inspire dès lors qu’il faut la juger d’après ses apparences.”

     

    114. Entre la fin de l’automne 2001 et le début de l’hiver 2002 j’ai pris des avions et des trains pour te rejoindre, prétendant me rendre à Turin quand je demeurais en secret à Paris, arriver à Turin quand je partais pour Gênes, rester à Paris quand j’allais à Milan, inventant un travail à Rome où je courais te voir, toi. »

     

    Hélène Frappat

    Sous réserve

    Allia, 2004

     

  • Pierre Rottenberg, “Le livre partagé”

     

    pierre rottenberg, le livre partagé, tel quel, seuil« les mots ils n’ont pas d’ordre disent plus ou moins laissent entendre ce qui ne sera pas tenu sont-ils pour finir entièrement soumis à un ordre révélateur qui les mettrait à jour rigueur des mots une phrase déployant ne retenant que pour jeter d’un côté imprévu la marge invisible visible d’une manière de parler qui reprend les éléments d’une histoire et les éclaire jetant aussi un doute complet sur une telle histoire cherchée structure du livre à l’intérieur du désœuvrement


     

    la force des équivalences un système qui organise et disperse une vision du livre en tant que mouvante aux articulations simples en nombre fini trouver un point vers un centre supposable et chercher la mise en place plus ou moins définitive de ces éléments ordre du lisible si dans l’air sans pesanteur du livre inorganisé il y avait quelque matériau à la densité naturelle voulue ce peut être une ramification d’une manière de raconter à l’intérieur de la seconde qui sans la remplacer accentue ce mouvement vers le centre derrière il y a l’histoire quelques mouvements furtifs accentuant le déplacement du livre vers le dehors les feuilles pivotant dans la lumière les troncs les feuilles se redéploieraient


     

    une page dans l’air des pages tassées à gauche et à  droite qui vaut ce que valent les pages écrites pas écrites lues pas lues regardées pas regardées sa force d’équivalence tient au degré de pesanteur du livre à ce moment un centre est toujours déplaçable retrouver trouver le point où cela éclate où les éclats sont autant de niveaux où cela s’organise à nouveau avoir la mémoire entière de la blancheur point dilaté qui s’il fait allusion partiellement à une scène déplace avant tout l’idée du centre réorganise l’été de la scène retournée le drap visible en tant que saison du livre

     

     

    fermer les pages en glissant un doigt à l’intérieur les troncs sont repliés sur une surface de signes noirs et blancs une séquence à laquelle il n’a pas été fait précisément allusion intervient maintenant l’idée de l’épaisseur physique du livre la lecture qui a pu en être faite se modifie intervient une présence dont il n’avait pas été tenu compte jusque-là déplaçable elle aussi peut-être à même de ne plus réapparaître le livre troue sa propre épaisseur réanime pour un instant les images qu’il a tassées pour se constituer comme si véritablement c’était l’ordre que suit le livre pour se faire cette ramification et ce feuillage une certaine chaleur oppressante et humide réanimant ce qu’il efface dans la même seconde points de rupture maintenus véritables chaînons du livre autant qu’il y aura de pages à tourner autant ce seront des éclatements de mots soit l’image d’un matériau géologique avec ses ruptures sa disposition par couches image centrale du livre et qui se déplace à mesure qu’un autre centre vient jouer imposant sa blancheur radicale le jour de l’image l’écriture bat elle est cette chute permanente et oblique de ses formes morceaux de langage saisis dans leurs suspens étincelants ou obscurcis »

     

    Pierre Rottenberg

    Le livre partagé

    Coll. Tel Quel, Seuil, 1966

     photo, détail :  J.P. Couderc

  • Emily Dickinson, Quatre quatrains & deux distiques

     En préparant des rencontres au Collège Jean-Monnet de Bénévent-l’Abbaye

     

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    L’amour mesure à son échelle — seule —

    “Grand comme moi” — situe le Soleil

    Pour Qui n’en a jamais senti l’éclat —

    Il est le seul à sa ressemblance —

     

    * * *

     

    Dépendre du Ruisseau

    Serait absurde pour la Source —

    Que le Ruisseau — renaisse du Ruisseau —

    Mais la Source — du Sol toujours sûr

     

    * * *

     

    L’Énigme qu’on devine

    Bien vite on la méprise —

    Rien ne s’évente aussi longtemps

    Que d’Hier la Surprise —

    (Lettre à T.W. Higginson)

     

    * * *

     

    Le matin, qui ne vient qu’une fois,

    Envisage de revenir —

    Deux Aubes pour un Seul Matin

    Donne un prix soudain à la Vie —

    (À Mabel Todd)

     

    * * *

     

    Toutes choses balayées

    Voilà — l’immensité —

    (Lettre à T.W. Higginson)

     

    * * *

     

    Une Lettre est une joie de la Terre —

    Elle est refusée aux Dieux —

    (Lettres à Mr et Mrs Loomis et Charles Clark)

     

     

    Emily Dickinson

    Quatrains et autres poèmes brefs

    Traduction et présentation de Claire Malroux

    Poésie / Gallimard n°348, 2000

     

     

  • Anne-Marie Albiach, « Le double »

    anne-marie albiach, bernard noël, flammarion

    a/     l’absence dans les degrés, l’excès du corps : il disparaît. Hors texte il donne lieu à l’instance de l’accident, à la pliure, elle efface le mouvement de lecture par la traverse d’une pause de papier excédé : un geste prévoit l’issue, l’“exécution” génitale remonte les dates en sens hiérarchique — il s’agit de la terre, gradins, marches hexagonales, issues de l’angle avant toute blancheur à porter sous le nom que dénonce le chiffre Suspendu dont l’absence dans le lieu vertical désigne le sens “clôture” l’instant du corps qui “… ne tombe pas” : l’horizon graduel dénonce l’italique elle a toujours froid depuis…

     

     

     

     

     

    b/      positif, espace : donnée

    la masse soutient une diagonale, se creuse dans la coupure vers le mouvement sectionné en libre cours du sujet qui s’abstrait, l’objet immédiat pénètre la lumière ; l’absence de l’objet mène à son détour, la dalle notifie ses degrés au premier plan daté

     

     

     

     

     

    l’Objet.     entre parenthèses, il exécute l’attrait à la terre Le sol se dissout, il résout l’équation de la disparité Un pas dans le froid avait-il suscité une image, telle “fragilité” alors qu’il disparaîtrait innervé de chaleur et de froid Se prend répétitif le sujet qui s’absente et devient objet : élaboré à cet “entretien de la surface”, tremplin labial, il s’énonce empreint à l’extrême de la corporéité Les outils arpègent le sens de la disparition, la distance donne le lieu géographique : la pierre suggère une fiction, support attentif Le texte se lit dans la désignation de la main ; balbutiements à son élaboration, une page double l’absence et la présence ; alternativement le sujet et l’objet deviennent cette “épaisseur” de livre et se réduit-il au geste qui lui rend l’identité, corpus en excès sur lequel le “doigt” accentue la pliure sans cesse récidivée : labeur liquide « dans la bouche ÷ de pleine terre” »

     

     Anne-Marie Albiach

     Mezza Voce

     Coll. Textes dirigée par Bernard Noël

    Flammarion, 1984


    La voix d’Anne-Marie Albiach lisant Mezza Voce :http://mediamogul.seas.upenn.edu/pennsound/authors/Albiach/Albiach-Anne-Marie_Etat_Mezza-Voce_Kenning.mp3 

    Merci à Angèle Paoli pour le lien.

    Anne-Marie Albiach, née en 1937, est morte hier dimanche. Quel sale automne.

     

  • Jacques Dupin

    Jacques Dupin, né en 1927, vient de mourir. Lire & relire toujours :

    http://www.pol-editeur.com/index.php?spec=auteur&numauteur=64

    http://remue.net/spip.php?rubrique90

    http://www.youtube.com/watch?v=3rkYcZgT5MM&feature=relmfu

    http://blogs.mediapart.fr/blog/jean-philippe-cazier/291012/propos-de-jacques-dupin

     

     

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    « S’en tenir à la terre, à l’écriture de la terre, et relever du feu — se lever avec le feu… notre rencontre future, des milliers de fois la première, et la seule… la rectitude, la syncope d’une seule nuit… des élans divergent qui se joignent dans l’épissure de la nuit, un cordage trempé, et le pas de l’un glissant sur le corps de l’autre à travers labours et forêts, déserts et glaciers…

     

    un pas, une enjambée, la dernière toujours — et la suivante, désaccordée, ici, tendue, entendue de personne… le pas qui gravit, qui marque la crête, le même pas descend au ravin… le même pas qui se tient plus haut, à l’aplomb de nous, vertigineux, et passe plus loin dans le souffle, dans l’attente du souffle et de la douleur… »

     

    Jacques Dupin

     Échancré

    P.O.L, 1990

  • Georges Bataille, "Le Coupable"

     

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    «  Mon désir ? Sans limites…

    Pouvais-je être le Tout ? J’ai pu l’être — risiblement…

    Je sautai, de travers je sautai.

    Tout se défit, se disloqua.

    Tout en moi se défit

    Pourrai-je seul un instant cesser de rire ?


    (Rien qu’un homme, analogue à d’autres.

    Soucieux d’obligations qui lui reviennent.

    Nié dans la simplicité du grand nombre.

    Le rire est un éclair, en lui-même, en d’autres.)


    Dans la profondeur d’un bois, comme dans la chambre où les deux amants se dénudent, le rire et la poésie se libèrent.

    Hors du bois comme hors de la chambre, l’action utile est poursuivie, à laquelle chaque homme appartient. Mais chaque homme, dans sa chambre, s’en retire… ; chaque homme, en mourant, s’en retire… Ma folie dans le bois règne en souveraine… Qui pourrait supprimer la mort ? Je mets le feu au bois, les flammes du rire y pétillent.


    La rage de parler m’habite, et la rage de l’exactitude. Je m’imagine précis, capable, ambitieux. J’aurais dû me taire et je parle. Je ris de la peur de la mort : elle me tient éveillé ! Luttant contre elle (contre la peur de la mort).


    J’écris, je ne veux pas mourir.

    Pour moi, ces mots, “je serai mort”, ne sont pas respirables. Mon absence est le vent du dehors. Elle est comique. Je suis à l’abri, dans ma chambre. Mais la tombe ? déjà si voisine, sa pensée m’enveloppe de la tête aux pieds.


    Immense contradiction de mon attitude.

    Personne eut-il, aussi gaiement cette simplicité de mort ?

    Mais l’encre change l’absence en intention.

     

    Le vent du dehors écrirait ce livre ? Écrire est formuler mon intention… J’ai voulu cette philosophie “de qui la tête au ciel était voisine — et dont les pieds touchaient à l’empire des morts”. J’attends que la bourrasque déracine… À l’instant, j’accède à tout le possible ! j’accède à l’impossible en même temps. J’atteins le pouvoir que l’être avait de parvenir au contraire de l’être. Ma mort et moi, nous nous glissons dans le vent du dehors, où je m’ouvre à l’absence de moi. »

     

    Georges Bataille

    Le Coupable

    Gallimard, 1944, repris dans Œuvres complètes tome V, « La somme Athéologique », 1973


     Un lien : Georges Bataille. À perte de vue de André S. Labarthe

    http://elegendre.wordpress.com/2011/10/02/georges-bataille-a-perte-de-vue/

  • Jean-Pierre Moussaron, poursuite : l'hommage de Catherine Pomparat

    Hier au cimetière des Pins-Francs, lors de la cérémonie d'enterrement de Jean-Pierre Moussaron, nous avons été quelques uns à faire entendre quelques mots & un peu de musique.

    Catherine Pomparat a dit ceci que je retiens & souhaite faire partager. Je la remercie & de ses mots, conjoints à ceux de Jean-Pierre & de Charles Baudelaire & de la confiance qu'elle me donne en m'autorisant à les reproduire ici.

     

     

    Samedi  6 octobre 2012

     

    Pour dire la date d’aujourd’hui

    je lirai un poème de Jean-Pierre Moussaron

    [publié dans la revue Po&sie, n° 58, 4e trimestre 1991]

    intitulé « Le désir de peindre »

    c’était une date passée

    je lirai un poème de Jean-Pierre Moussaron

    avec un petit poème en prose de Charles Baudelaire

    publié dans Le Spleen de Paris

    intitulé « Le tir et le cimetière »

    c’est une date promise

     

     V

     

    Scansion repliée d’un corps
    en sang contraint comme feu de marbre.


    Pourrons-nous mener ce que nous aimons
    hors les décombres de nos têtes ?


    Voici seulement que le dehors
    se rétrécit autour de moi
    jusqu’à la pointe du feutre
    qui trace ici ces mots.

     

    Jean-Pierre Moussaron

     

     

    À la vue du cimetière, Estaminet. — « Singulière enseigne, se dit notre promeneur, — mais bien faite pour donner soif ! À coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les poètes élèves d’Épicure. Peut-être même connaît-il le raffinement profond des anciens Egyptiens, pour qui il n’y avait pas de bon festin sans squelette, ou sans un emblème quelconque de la brièveté de la vie. »       

     

    Et il entra, but un verre de bière en face des tombes, et fuma lentement un cigare. Puis, la fantaisie le prit de descendre dans ce cimetière, dont l’herbe était si haute et si invitante, et où régnait un si riche soleil. 

     

    En effet, la lumière et la chaleur y faisaient rage, et l’on eût dit que le soleil ivre se vautrait tout de son long sur un tapis de fleurs magnifiques engraissées par la destruction. Un immense bruissement de vie remplissait l’air, — la vie des infiniment petits, — coupé à intervalles réguliers par la crépitation des coups de feu d’un tir voisin, qui éclataient comme l’explosion des bouchons de champagne dans le bourdonnement d’une symphonie en sourdine.               

     

    Alors, sous le soleil qui lui chauffait le cerveau et dans l’atmosphère des ardents parfums de la Mort, il entendit une voix chuchoter sous la tombe où il s’était assis. Et cette voix disait : « Maudites soient vos cibles et vos carabines, turbulents vivants, qui vous souciez si peu des défunts et de leur divin repos ! Maudites soient vos ambitions, maudits soient vos calculs, mortels impatients, qui venez étudier l’art de tuer auprès du sanctuaire de la Mort ! Si vous saviez comme le prix est facile à gagner, comme le but est facile à toucher, et combien tout est néant, excepté la Mort, vous ne vous fatigueriez pas tant, laborieux vivants, et vous troubleriez moins souvent le sommeil de ceux qui depuis longtemps ont mis dans le But, dans le seul vrai but de la détestable vie ! »

     

    Charles Baudelaire

  • Jean-Pierre Moussaron

    Jean-Pierre Moussaron est mort hier & déjà il nous manque. J’invite quiconque voudrait le connaître mieux à se pencher sur son œuvre discrète & rare & à lire ce texte qu’il avait bien voulu donner à remue.net, à la demande de Catherine Pomparat — qui en préambule lui rend un sobre mais intense hommage —, texte où, alors qu'il n’aimait guère cela, il parle de lui, de son parcours, de ses amitiés, de ce qui l’a façonné comme nous l’aimons — http://remue.net/spip.php?article2640.

     

    En 1997, responsable d’une revue publiée par feu le Centre régional des lettres, j’avais eu l’honneur d’accompagner Philippe Méziat dans la préparation d’un numéro spécial consacré à « Jazz & littérature » dans lequel gurait un texte remarquable de Jean-Pierre dont je livre ici un extrait. Nous avions envisagé un numéro sur « Cinéma & littérature » sous sa direction. Il était bien avancé lorsqu’hélas l’arrivée d’un nouveau responsable de cette agence du livre a fait tomber ce projet aux oubliettes. Il l’a publié sous le titre Why Not ? aux éditions Rouge profond en 2003.

     

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    Surrection du corps

     

    Le corps comme référent : le cœur qui bat ou s’affole ; le corps qui se balance ou titube.

    Le corps comme acteur : il laisse entendre les bruits de son activité : raucités, growls, souffles ; la ponctuation de ses affects : soupirs, râles, cris ; et les multiples intégrations de sa voix. Mais aussi, les marques de son travail, notamment chez les saxophonistes : bruits des tampons et des feutres, menus chocs des clefs, sifflements d’anches ; si bien que les traces de la production ne sont pas effacées par le produit.

    Le corps comme retour du refoulé social de la culture occidentale : il affirme alors sa présence jusque dans la transe, communielle ou conduite, qui sollicite, par exemple, à tel moment, les formations des frères Adderley, d’Art Blakey ou d’Horace Silver. Mais aussi en tant de que sexe dévoilé : mimé ou affiché entre gestes, paroles et sons (du blues au free).

    Soit, précisément, tout ce qui subvertit l’empire de la raison occidentale —­ id de la ratio, qui, d’abord, calcule et organise — par l’opération disséminante de la jouissance, manifestée comme dépense sans revenu ni garantie : tout ce qui, dans le même temps, déstabilise le sujet musicien, et le déporte, ne serait-ce qu’un instant, hors des prises de la conscience maîtrisante.

    À quoi correspond, entre autres, dans le contenu musical lui-même, l’insistance d’éléments fortement expressionnistes : rires et mimiques de Rex Stewart et Clark Terry chez Ellington, parodies ou invectives de Charlie Mingus, pathos pluri-instrumenté de Roland Kirk, mais aussi couinements, cris et quasi-bruits tirés des saxes et des trompes par les freemen (d’Albert Ayler et Don Cherry à Charles Gayle et Lester Bowie), lesquels, plus systématiquement que les autres jazzmen, se sont attaqués à tous les canons européens de la beauté.

    Cette résurrection du corps, en tous sens, dans la musique d’Occident, vérifie aussi, intensément, la pensée de Nietzsche affirmant que “la musique est le langage figuré des passions” et qu’elle “permet aux passions de jouir d’elles-mêmes” (Par delà bien et mal). »

     

    Jean-Pierre Moussaron

    Le désir du jazz, in « Jazz & Littérature », sous la direction de Philippe Méziat, les Cahiers d’Atlantiques, Centre régional des lettres d’Aquitaine, 1997

    Repris dans  Limites des Beaux-Arts. Tome 2. Arts et philosophie mêlées, Galilée, 2002

     

  • Julien Blaine, bon anniversaire !

    julien blaine


    « D’une voix tonitruante et lourde (dont j’ai le secret) le futur spectateur-auditeur entendrait un texte puéril et juste :


    La création est le fruit de l’inculte :

    Comment celui-ci qui écrit

    pourrait-il lire et lire ?

    Comment celui-ci qui peint

    pourrait-il regarder et regarder ?

    Comment celui-ci qui compose

    pourrait-il écouter et écouter ?

    Comment celui-ci qui bâtit

    pourrait-il visiter et visiter ?

    Comment celui-ci qui fait

    pourrait-il analyser et étudier ?

    Comment celui-ci qui crée

    pourrait-il considérer et considérer ?

    La création est le fruit de l’inculte.

     

    Puis après un silence que je vous laisse imaginer (le public : bourdonnement, bruissement, brondissement, craquètement, gargouillement, gazouillement, gémissement, grognement, grondement, hurlement, vagissement, vociférations, ronron.)

    des enregistrements de tous les bruits (voir supra –plus flic ! flac ! floc !) des enregistrements vrais pris en pleine nature :

     

    de la mer :

    vagues,

    lames,

    tempête…

    de la terre :

    ruisseau

    torrent,

    fleuve,

    cascade,

    chute

    du ciel :

    pluie,

    averse,

    orage…

    pour renoncer à la barbarie

    renouer les débris des chants premiers :

    renoncer

    renouer

    renoner

    renoucer.

     

    Alors, alors seulement, j’imiterai le chant de la mer en trois mouvements, le chant de la terre en cinq mouvements et le chant du ciel en trois mouvements. »

     

     

    091119110612-du-sorcier-v-au-magicien-m.jpgJulien Blaine

    Du sorcier de V. au magicien de M.

    Galerie Roger Pailhas, 1997


    photo de Julien Blaine
    © Claude Chambard

     

  • Michel de Montaigne, « Essais »

    michel de montaigne,essais

    « Qu’on voye, en ce que j’emprunte, si j’ay sçeu choisir de quoi rehausser mon propos.  Car je fay dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantost par foiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les poise. & si je les eusse voulu faire savoir par nombre, je m’en fusse chargé deux fois autant. Ils sont touts, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux & anciens qu’ils me semblent se nommer assez sans moi. Ez raisons & inventions que je transplante en mon solage & confons aux miennes, j’ay à escient ommis parfois d’en marquer l’autheur, pour tenir en bride la témérité de ces sentences hastives qui se jettent sur toute sorte d’escrits, notamment jeunes escrits d’hommes encore vivants, & en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler & qui semble convaincre la conception & le dessein, vulgaire de mesmes. Je veux qu’ils donnent une nazarde à Plutarque sur mon nez, & qu’ils s’eschaudent à injurier Seneque en moy. Il faut musser ma foiblesse souz ces grands credits. J’aimeray quelqu’un qui me sçache deplumer, je dy par clairté de jugement & par la seule distinction de la force & beauté des propos. Car moy, qui, à faute de mémoire, demeure court tous les coups à les trier, par cognoissance de nation, sçay tresbien sentir, à mesurer ma portée, que mon terroir n’est aucunement capable d’aucunes fleurs trop riches que j’y trouve semées, & que tous les fruicts de mon creu ne les sçauroient payer. »

     

    Michel de Montaigne

     Essais

     Livre II, chapitre X, Des livres

     

     

    Photographie © Claude Chambard

     

  • Pascal Quignard, “Vie secrète”

     

    DSCN1494.JPG« Il y a plus nu que la nudité. C’est l’angoisse. L’angoisse qui déchire soudain un regard me fait l’impression, quand elle surgit soudain et monte dans ce corps, d’une nudité plus impudique que la nudité elle-même. Parce que la nudité dévoile le corps tandis que l’angoisse dévoile l’identité et, derrière l’identité, son absence d’enracinement dans le corps.

    L’angoisse est la seule nudité impudique de l’humanité.

    Tout le reste est denudatio. »

     

    Pascal Quignard

     Vie secrète

     Gallimard 1997


    Photographie © : Claude Chambard

     

  • Catherine Pomparat, “margagnes”, la maison

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    La maison

     

    La plage était située à l’extrémité de ma rue. La maison, à l’autre extrémité, était une typique petite Arcachonnaise en rose et rouge sur un fond gris. Distribuée en longueur, avec ses pièces en enfilade donnant sur petites terrasses aux portes-fenêtres en bois, elle nichait son toit de tuiles entre de grands arbres toujours verts. C’est ici tout à l’intérieur que se visitera un jour le jeu de « la soupe aux lettres ». Apprendre à lire est difficile et la grande dame à la disponibilité infinie garde très vive en elle la sensation physique d’un affrontement avec d’opaques caractères d’imprimerie si peu que peu transparents. Elle avait cédé pourtant, elle avait franchi le passage douloureux, elle n’avait plus peur de l’arbre mort, elle avait appris à lire et, miracle de la lecture, une voix gris bleu n’avait plus jamais cessé de lui parler quand elle s’était mise à écrire.

     


    Catherine Pomparat

     margagnes

     édité par l’auteur pour ses amis, 2006

    également intégralement disponible sur http://remue.net/spip.php?article1721

     

    La photographie est de Laure Fritsch