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Édition - Page 45

  • Yuan Hongdao, « L’onde de la littérature »

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    « Après avoir loué une maison près de la porte de Dongzhi, j’ai aménagé ma bibliothèque dans une petite pièce à droite de la grande salle et, au-dessus de la porte, j’ai écrit ce nom, emprunté à Xu Wei : cabinet de l’Onde de la littérature.

    Quelqu’un me dit : “La région de Guji n’est qu’un vaste paysage d’eau. Mais ici, à la capitale, le bruit et la poussière montent jusqu’au ciel et obscurcissent l’éclat du soleil. Il n’y a pas une goutte d’eau dans ce cabinet, comment imaginer y voir une onde ?”

    Ermite de ce lieu, je répondis en souriant : “Il ne s’agit pas de la réalité de l’eau. Mais rien, sous le ciel, n’est plus proche de la littérature que l’eau. Elle part soudain tout droit, ou soudain change de cours. Elle couvre et découvre le ciel ; en un instant, une sombre nuée s’étend à l’infini. Ténue, c’est un voile de soie ; en tourbillon, c’est l’œil d’un tigre ; en cascade, c’est un rayon céleste ; dressée, c’est un mont de jade ; déployée, c’est un dragon ; éparpillée, c’est la brume ; inspirée, c’est le vent ; irritée, c’est le tonnerre. Rapide ou lente, nonchalante ou brusque, elle jaillit sous dix mille formes. Voilà pourquoi ce qu’il y a de plus prodigieux, de plus changeant sous le ciel, c’est l’eau. Né dans un pays d’eaux, j’ai été habitué à l’eau dès l’enfance, je vois de l’eau partout. J’ai traversé le Dongting, passé par la Huaihai, exploré le Taihu ; j’ai arrêté mon bateau au Yantan, visité les merveilles des Wu Xie, parcouru les plus beaux sites des fleuves et des lacs, épuisé toutes leurs métamorphoses. Et, après cela, je pense qu’il n’est pas, sous le ciel, d’eau qui ne soit littérature.

    Depuis que je suis en poste à la capitale, je ferme ma porte et poursuis ma méditation. Ma poitrine se dilate comme lors d’une rencontre réelle. Tout ce que j’ai vu autrefois, vagues déferlantes, remous profonds et rides de surface, est soudain devant moi. Je prends alors un livre, de Qian, Gu, Fu, Bai, Yu, Xiu, Xun ou Shi et, à mesure que je lis, l’eau déploie devant moi toutes ses fantastiques métamorphoses. Elle se ramasse dans une gorge, se roule dans des vagues, chante dans une source, se dilate dans une mer, se déchaîne dans une cascade, se recueille dans un étang. Tout ce qui est souple et sinueux est eau. Toute littérature, pour moi, est eau. Une montagne, haute ou basse, si elle est belle ou gracieuse, sans doute est-elle aussi littérature ; mais ce qui est haut ne peut s’abaisser, ce qui est raide ne peut charmer, c’est chose morte. L’eau, non. Aussi l’âme de la littérature et celle de l’eau sont-elles une seule et même chose sous leur apparence différente. Voilà pourquoi je ne vois, dans ce cabinet que de l’eau. Les fleuves et les mers se succèdent jour après jour devant mes yeux. Si vous ne le comprenez pas, c’est que vous avez l’esprit borné. Qu’y a t-il à redire à ce nom ? »

    Yuan Hongdao (1568-1610)

    La dynastie des Ming in Anthologie de la poésie chinoise

    Traduit par Martine Vallette-Hémery

    La Pléiade/Gallimard, 2015

  • Deszö Kosztolányi, « Le traducteur cleptomane »

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    « Mes amis, un dormeur, c’est quelqu’un qui comprend toujours et toujours pardonne. Un dormeur ne peut jamais être un ennemi. Dès qu’un homme s’endort, il tourne le dos à la vie, à toute haine, toute méchanceté cesse d’exister pour lui, comme pour un mort. Les Français disent que “partir, c’est mourir un peu”. Je ne l’ai jamais cru, car j’aime voyager, et chaque fois que je prends le train, je me sens revivre. Mais dormir, oui, dormir, c’est mourir un peu, et même plus qu’un peu, c’est mourir beaucoup, c’est quitter la vie, celle-ci, en fin de compte, n’étant rien d’autre que la conscience, c’est, pour un peu de temps, mourir totalement. C’est ainsi, l’homme qui dort met bats les armes, rengaine sa volonté à la pointe acérée et malfaisante, et se comporte envers nous avec l’indifférence, en effet, de celui qui depuis longtemps est entré en décomposition. Qui demanderait sur notre terre une plus grande bienveillance ? Pour moi, j’ai toujours exigé le respect à l’égard des dormeurs et jamais je n’ai permis qu’en ma présence on les insulte. “Des dormeurs, ou dites du bien ou ne dites rien”, telle était ma devise. À franchement parler, je ne comprends même pas pourquoi, de temps en temps, nous n’irions pas fêter également les dormeurs, déposer sur leur lit, non pas des couronnes, mais au moins une fleur, pourquoi nous n’irions pas, eux sitôt endormis, organiser un repas de funérailles, un tout petit, rien que pour nous réjouir, nous délivrés alors, pour quelques heures, de leur société trop souvent pesante, trop souvent ennuyeuse, et pourquoi, à leur réveil, nous ne pourrions pas faire retentir de burlesques trompettes d’enfants, saluant par cette fanfare leur résurrection quotidienne. C’est pour le moins ce qu’ils mériteraient. »

     

    Deszö Kosztolányi

    Le traducteur cleptomane et autres histoires (1933)

    Traduit du hongrois par Ádám Péter et Maurice Regnaut

    Alinéa 1985, Viviane Hamy, coll. bis, 1994

  • Ryoko Sekiguchi, « La Voix sombre »

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    « Il fut un temps où l’on s’échangeait des mèches de cheveux en gage d’amitié. Conserver une partie du corps d’un ami n’avait rien d’anormal, cette pratique a perduré jusqu’au xxe siècle. Mais aujourd’hui, on s’est retiré du territoire du corps pour entrer dans une zone sans odeur ni toucher. Car les cheveux appellent le toucher.

     

    La voix est la seule partie du corps que l’on ne puisse pas enterrer. On peut enterrer les cordes vocales ; pas la voix, les ondes enregistrées.

     

    Les photos sont des traces mais la voix est bien une extension du corps.

     

    De la peau et des cheveux on peut dire qu’ils sont plus proches du corps, plus concrets ; on peut dire qu’ils sont le corps même. Il n’empêche ; ils parlent moins de la personne que le corps. La voix, elle, peut parler des deux. »

     

    Ryoko Sekiguchi

    La Voix sombre

    P.O.L, 2015

  • Alexandre Bergamini, « Quelques roses sauvages »

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    © alexandre bergamini

     

    « À Westerbork, le passé du camp est noyé dans les marais, l’humidité et la décomposition en hiver, resurgit en poussière avec la sécheresse et le vent d’été. La recherche scientifique s’appuie fondamentalement sur la recherche de la disparition et des traces. Les étoiles laissent des empreintes digitales dans l’atmosphère, un spectre et une ligne de calcium ; des raies de résonance de calcium perdurent. Une partie de notre calcium s’est formée après le Big Bang. Ce calcium constitue nos os, il est l’histoire de notre origine ; forgés d’un calcium d’étoile, notre squelette, nos ossements, protéines du choc sont des cellules vieilles de quinze milliards d’années, particules de cosmos. Nous partageons le Big Bang, sa force de destruction et de création. Nous portons en nous l’univers. Notre corps le contient, sa naissance, sa disparition.

    La Shoah en faisant disparaître des millions de personnes a crée une sorte de trou noir astral dans le temps, dans la mémoire de l’humanité. Une noirceur si dense qu’elle irradie.

    La mémoire a une force de gravité, une gravité de fer, d’aimantation, d’attraction terrestre. La gravité est au commencement de toute société. Aucune ne peut se construire sur la base de l’oubli du passé. Aucune ne peut perdurer sur la fondation d’un tri sélectif de la mémoire, d’un sable mouvant, sur des flous et des trous noirs, sans aller à sa perte.

    En astronomie, un trou noir crée le vide autour de lui à cause de son insatiable voracité. Se coupant graduellement de toute source de vie, franchissant un rayon de non-retour, la brillance décline et s’éteint.

    Tout commence par un individu. La conscience de l’homme se trouve dans les os et la cendre. »

     

    Alexandre Bergamini

    Quelques roses sauvages

    Arléa, 2016

  • Pascal Quignard, « Critique du jugement »

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    © : cchambard

     

    « En 1993 je me souviens avoir senti physiquement, de façon progressive mais physiquement, ma pensée s’émanciper de la faculté de juger. Noein se disjoignait de krinein. D’étranges muscles s’assouplirent. Je vis soudain clairement la Urteilskraft en action : en train de mener toutes ses guerres, guerres d’intégration, conflits d’honneur, guerre morale, guerre de religion, guerre de goût, guerre de classe (guerre faite précisément au nom d’un goût précisément dit “de classe”, classicus, classique).

    Le jugement, fait d’opinions, est communautaire, c’est-à-dire linguistique, dialogique, fratricide. Le jugement est vigilance.

    Attention : “Attention !”.

    Il sépare, discrimine, hiérarchise, montre du doigt, exclut, tourne le pouce. C’est cette modalité de la pensée collective (judicare, krinein) que je me résolus finalement à quitter. C’était le printemps. C’était le mois d’avril. Je traversais le pont qui mène au Louvre à rebours gagnant la rue de Beaune. Je privilégiais soudain la pensée au sens plus ancien, plus radical, plus originaire, de noèsis. Pensée qui cherche la trace. Qui suit à la trace la proie qu’elle ignore et dont son flair est si curieux dans l’invisible. Veillance infiniment souple qui rêve son désir. Noein est ce museau qui re-cherche, individuellement, de vestige en indice. Yeux fermés. Étrange attention inattentive qui va jusqu’à franchir la limite de la contemplation elle-même dans l’extase (c’est le théorétique chez Aristote, c’est l’extatique chez Loggin le Rhéteur, c’est la nuit de l’âme chez Jean de La Croix). Je quittais la lecture consciente, appliquée, jugeante pour la lecture insconsciente, œuvrante, voyageante. Un autre mode de vie se cherchait dans l’habitude jusque là orientée et monotone des jours. Je poussais la porte du bureau de mon ami Antoine Gallimard et lui disais adieu. Je prévins trois amis par téléphone. Aussitôt l’Agence France-Presse distribua la nouvelle et on ne me vit plus. »

     

    Pascal Quignard

    Critique du jugement

    Galilée, 2015

     

    ce 23  avril 2016, bon anniversaire Pascal

  • Rose Ausländer, « Été aveugle »

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    « Enfance I

     

    Il y a de cela bien des anniversaires

    du temps où nos parents

    autorisaient les anges

    à dormir dans nos petits lits —

    oh oui mes chéris

    la vie alors était douce

     

    Le moindre recoin

    cachait un miracle :

    forêt de lutins montagne en massepain

    éventail dans lequel le ciel

    était rangé plié

     

    Oh oui mes chéris

    nous avions alors beaucoup d’amis

    Riches nous pouvions nous permettre

    de faire don d’une étoile

    d’une île

    ou même d’un ange

     

    Il y a de cela bien des anniversaires

    quand la terre était encore ronde

    (pas anguleuse comme maintenant)

    nous tournions autour

    sur des patins à roulettes

    d’un seul élan

    sans reprendre souffle

     

    Oh oui mes chéris

    au pays d’il-était-une-fois

    la vie alors était douce

     

    Nos parents s’envolaient avec nous

    dans l’éventail étoilé

    nous offraient des billets pour le pays des délices

    et nous encourageaient

    à faire don du monde »

     

    Rose Ausländer

    Blinder Sommer / Été Aveugle

    avec 3 gravures de Dadao

    Traduit de l’allemand (bilingue) et présenté par Dominique Venard

    Æncrages & co., 2010 (édition originale 1965)

  • Walter Benjamin, « Lettres sur la littérature »

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    « Céline publie un livre sous le titre Bagatelles pour un massacre – pas moins frappant que Mort à crédit. Les trois tentatives malheureuses que j’ai faites pour lire ce dernier m’ont servi d’avertissements. Depuis, je me demande s’il n’y a pas un nihilisme spécifiquement médical, provenant des expériences que fait le médecin dans sa salle d’anatomie et d’opérations, où la philosophie le laisse seul depuis cent cinquante ans (La Mettrie était encore à ses côtés à l’époque des Lumières) à composer des vers désolants devant les ventres et les crânes ouverts ? Ce nihilisme médical par lequel Céline fait parfois penser à Benn*, n’est-il pas devenu une position de réserve du fascisme ? Je me rends compte que Bagatelles pour un massacre, l’ouvrage le plus récent, est en ce moment le pamphlet antisémite le plus foisonnant et le plus insultant que possèdent les Français. Je me souviens encore des réticences avec lesquelles vous aviez apprécié l’auteur parfois très doué du Voyage au bout de la nuit. J’étais d’accord avec vos réticences. Elles n’étaient comme vous le voyez, pas superflues. Dans le cas où vous le jugeriez nécessaire, je m’occuperais du livre dans la revue. Que cela soit opportun, il est difficile de m’en rendre compte d’ici. »

     

    * L’écrivain allemand Gottfried Benn (1886-1956) qui soutient le national-socialisme à ses débuts.

     

    Walter Benjamin

    Lettres sur la littérature

    Edition établie et préfacée par Muriel Pic,

    traduite de l’allemand avec Lukas Bärfuss

    Zoé, 2016

  • Pierre Bergounioux, « Signes extérieurs »

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    photogramme du film Vies métalliques d'Henry Colomer

     

     « Quel âge puis-je avoir lorsque je désespère d’entendre jamais rien à l’affaire puisque nul ne semble autrement avancé, et certainement pas les adultes chargés de nous édifier ? Douze ans, treize ? Adopter leurs vues, suivre leurs directives, c’est se perdre à coup sûr. Le moment venu, on leur ressemblera. Plutôt périr. C’est ce que l’année suivante m’a fait envisager. Je me suis surpris à répertorier les échappatoires, la rivière, une tour à usage administratif haute d’une quinzaine d’étages qui sortait de terre, le rail, dans une courbe, à l’entrée d’un tunnel, sur les hauteurs, où j’avais découvert un chien coupé en deux par un train.

    Une mauvaise fée m’avait fait ignorant, conscient de l’être, et, pour faire bon poids, peut-être, sec et laid. Une autre, bien plus cruelle, tout compte fait, m’avait laissé entrapercevoir des choses très précieuses et belles. La première, c’était l’explication approchée de ce qui se passait, n’allait pas, et la raison pour laquelle nous en étions privés. La laideur, je n’ai pas eu à chercher. Elle m’a sauté, comme en retour, à la figure lorsqu’une troisième fée a fait surgir d’un coup de baguette la plus accomplie jeune fille qu’on ait vue sur la terre et ce dont je me souviens, surtout, c’est de ma révolte, de mon accablement. Ce n’était donc pas assez de soucis, de peine ! On aurait pu m’épargner ça, vraiment ! »



    Pierre Bergounioux

    Signes extérieurs

    Dessins de Philippe Cognée

    Fata Morgana, 12 novembre 2015

  • Les Carnets d'Eucharis, "portraits de poètes"

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    Les Carnets d’Eucharis n° 48 viennent de paraître. Au sommaire, outre un joli dossier consacré à Charles Racine, vous trouverez des réflexions sur le travail de nombreux poètes, des poèmes français & traduits, des photographies, des notes de lecture etc. J’ai eu l'honneur d’être interrogé par Tristan Hordé – quatorze questions accompagnées d’un extrait d’un texte inédit : C’est nu, c’est de l'encre – pages 124 à 134 – et j’y parle de l’œuvre de mon amie Hélène Mohone, disparue en 2008 – pages 42 à 46. J’y suis bien accompagné par Isabelle Baladine Howald, Jacques Estager, Jacques Sicard, Angèle Paoli, Laurent Magentin etc. & bien sûr par Nathalie Riera qui anime inlassablement cette série.

    Voici deux questions & leurs réponses extraites de l’entretien. Pour lire le reste : http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/media/01/02/4252419723.pdf

     

    Venons-en à tes livres. Comment est née l’idée de Un nécessaire malentendu ?

    As-tu lu mon Élégie de Pontlevoy ? J’ai reçu un jour au Centre régional des lettres d’Aquitaine, où je travaillais, un dictionnaire des noms de lieux publié par Fanlac et j’ai eu le sentiment qu’il y avait quelque chose qui était fait pour moi dans ce livre. Dans les mois qui ont suivi, j’ai développé un projet en cours et écrit Élégie de Pontlevoy, sous-titré « élégie toponyme, I ». Les noms de lieux me fascinaient, jamais je n’avais pu les faire entrer dans ce que j’écrivais. Grâce à ce livre c’était possible.

    Ensuite, après quelques élégies, j’ai changé mon écriture, mais elles sont entrées, sous une autre forme, dans mes livres. Cette première élégie est fondatrice de ce qui suit, parce que tous ces noms de lieux qui me plaisent tant sont liés à l’enfance. Ces noms me permettent de retrouver des éléments fondateurs de mon existence. ‘’Les Couardes’’, c’est un lieu qui existe, comme tous les autres qui reviennent régulièrement, et il y a constamment des noms de lieux dans tous les volumes du Malentendu. J’ai été très longtemps un collectionneur de cartes IGN [Institut Géographique National] et je passe encore des heures à les regarder, les lire, c’est de la pure poésie une carte IGN.

    J’ai déplacé le sujet vers une pseudo histoire familiale, parce qu’évidemment ce que j’écris ne reprend qu’une toute petite partie de l’histoire de la famille. Je m’amuse à coller le plus possible au réel, celui des lieux notamment, pour mieux m’en détacher, ce qui me brouille avec ma propre histoire — je ne suis plus très sûr de ce qui est vrai ou non..., ce qui pose la question du réel dans sa propre vie. Avec le temps, j’ai créé un ‘’pays’’, un résumé des lieux parfois très éloignés qui m’importent et que je réunis autour de entrelesdeuxrivières, de cette ‘’Montée des Couardes’’. Un territoire très vaste dans le monde puisqu’il va du Sénégal à la Côte d’Or en passant par la Touraine, la Petite Sologne, l’Yonne, Bordeaux…, et qui est ramené à la dimension d’un canton dans mes livres.

     

    Six volumes ont paru de ce ‘’nécessaire malentendu’’. Où en es-tu aujourd’hui ?

    En ce moment je travaille sur trois volumes, et tous autour de noms de lieux. L’un sera constitué de douze chapitres, sans images — le texte ici devenant l’image même —, de douze pages chacun, et chacun porte le nom d’un lieu qui m’est cher. Dans un autre volume, plutôt sous la forme d’un journal, avec des paragraphes de quelques lignes, la présence de noms de lieux est dominante. Enfin le troisième, plus ‘’poétique’’ peut-être, est une façon de restitution — de reconstitution — de noms de lieux et de familles.

    Par ailleurs, je viens d’écrire un texte pour André Jolivet sur Bordeaux qui est une déambulation à partir des noms de rues et tous ces noms font sens entre eux. Dans un de mes périples dans la ville, je me suis trouvé un jour devant une ‘’Impasse de la fraternité’’ — j’en aurais pleuré... ; quel est l’imbécile qui a donné ce nom ? Et j’ai évidemment intégré ce nom, comme j’ai intitulé un livre Allée des artistes, nom qui existe dans un cimetière. À Bordeaux, on peut passer par la rue des Étrangers avant d’arriver Impasse de la Fraternité…, une impasse pour la Fraternité ça fiche un peu par terre une rue pour les Étrangers…

    Tristan Hordé / Claude Chambard

    Les Carnets d’Eucharis, 2016 / n° 48
    16x24 ; 248 p. ;  illustré ; 19 €

  • Olivier Domerg, « Le temps fait rage »

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    « […] le temps fait rage. pourtant, tout vous porte & vous exhorte. vous êtes là, devant le puzzle de cette masse insoluble. vous ne craignez rien, ni la compacité, ni l’obscurité, ni le non-sens, ni l’obscurantisme. vous êtes entrainé pour ça. vous vous préparez depuis longtemps, très longtemps, à redoubler d’efforts, à aller au fond des choses, à déchiffrer ce qui se trouve devant vous & vous fait face. à intégrer les données provenant de tous vos sens. opérations de saisie, d’interprétation & leurs interactions nombreuses. plus on avance, plus on découvre la découpe saillante et parfois arrondie de la crête. combien de temps encore tenir contre le vent & son boucan ? combien de fois encore venir s’y confronter ? le temps fait rage. il n’y a pas forcément de progrès dans la série, seulement l’obstination de mieux coïncider avec chaque moment. l’ombre glisse sur la montagne, coulisse dessus comme un rideau occultant. pendant ce temps, tout l’autre côté se découvre & se remet à briller sous la lumière vive. la phrase est nécessaire, la phrase doit vivre. il y a une nécessité de tenir par la ou les phrase(s), détenir aux phrases. il faut que tout livre soit, en lui-même, une insulte à l’oppression. repasser en vision globale. monceau pyramidal constitué de morceaux superposés, saillants, désordonnés, vaguement additionnés ou posés les uns sur les autres, vaguement collés ou accolés. monceau scellé par le ciment du temps, la formation des monts & montagnes, leur géologie ou généalogie (à décrypter aussi). il est bon aussi d’éprouver & de pénétrer davantage, de mettre sur le gril, si la force des bourrasques ne décourageait, par avance, toute station, toute installation durable, toute tentative de réduire la distance, de mieux coïncider ; toute possibilité de tenir dans ce couloir venteux autrement qu’accroupi, ou plié en deux, protégeant tant bien que mal – illusion sans retenue pour le présent intégral – crayon & carnet aux pages qui claquent. »

     

    Olivier Domerg

    Le temps fait rage

    le bleu du ciel, 2015

  • Rose Ausländer, « Cercles »

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    © Ullstein

     

    « Échanger des serments

     

    Que ne cesse jamais

    le troublant bonheur

    d’attraper des ombres

    des mots

     

    Retenus par des aimants

    à la terre en rotation

    sel et feu dans le sang

    échangeant des serments

     

    En consolation

    le souvenir de l’avenir

     

    Quand ne cesse de grandir

    l’épine dans le cœur

    qui envoûte la rose

     

    Fuir

    dans l’ultime recoin du cœur

    nulle mort ne nous surprendra

    échanger des serments

    supporter

    l’étreinte de l’ombre »

     

    Rose Ausländer

    Kreisen / Cercles

    Traduit de l’allemand et présenté par Dominique Venard

    Bilingue

    Images de Marfa Indoukaeva

    Coll. Voix de chants, Æncrages & Co, 2005, 2010

  • Philippe Lacoue-Labarthe, « phrase »

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    photo in Philippe Lacoue-Labarthe, Altus
    un film de Christine Baudillon et François Lagarde (Hors-Œil éditions)

     

    «  Phrase X

    (« les morts »)

     

    « Ceux-là, sans visage identifiable, mais

    ceux-là, ils sont venus,

    ils se sont assis autour de la lampe, ils ont

    dit qu’ils étaient de passage mais ils

    ont demandé pourquoi nous refusions

    pratiquement de nous

    départir. Ils parlaient

    à voix plutôt basse, de façon retenue,

    sans colère ; ils étaient, lui, elle,

    fatigués, très inquiets ;

    ils pensaient que rien n’arriverait plus

    désormais qui pût donner un semblant

    de véridiction à l’immense rumeur, à

    cet écho pierreux (à la cendre, disaient-ils).

    Ils ne se plaignaient pas, ils demandaient

    simplement qu’on les crût, lui, son chapeau

    sur la tête, les mains adressées, elle,

    ombrageuse (ou fière aussi bien), belle sans doute,

    qui du fond de son âge, de ses yeux devenus gris, de ses larmes,

    invoquait, alors qu’il n’osait rien dire,

    non pas réparation, mais la justice

    simplement, qu’on exécutât

    les lois connues de tous, les lois

    qui gouvernent notre insignifiance, le mal

    et notre infirmité. Ce n’est pas vraisemblable,

    non, disait-elle, ce qui nous est arrivé,

    ce n’est pas vraisemblable : vous savez

    bien, vous savez que nous n’avions rien fait,

    et vous n’en parlez plus, jamais, jamais.

     

    Et lui, à peine audible : nous

    sommes les témoins que dans la honte vous récusez. 

     

    (17 décembre 1988-29 février 1996) »

     

    Philippe Lacoue-Labarthe

    Phrase

    Collection « Détroits »,

    Christian Bourgois, 2000