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Au jour le jour - Page 7

  • Walter Benjamin

    2067695923.jpg« Il existe un tableau de Klee qui s’intitule « Angelus Novus ». Il représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées. C’est à cela que doit ressembler l’Ange de l’Histoire. Son visage est tourné vers le passé. Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui a été démembré. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. »
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     Walter Benjamin
    Sur le concept d’histoire
    Traduction de l’allemand
    par Maurice de Gandillac, revue par Pierre Rusch
    in Walter Benjamin, Œuvres III,
    Folio essais n° 374, 2000

  • Pascal Quignard

    AU SUJET DU CHEVAL D’UFFINGTON

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    Le temps est un cheval au galop.
    Aucun homme ne peut l’arrêter car il court vers la mort.
    Tous partent aujourd’hui pour arriver hier.
    Il s’agit d’arriver à ne pas arriver.
     
    Pascal Quignard
    Abîmes
    Grasset, 2002, rééd. Folio n°4138, 2004

  • Isabelle Baladine Howald

    1616360243.jpg« Dans l’enfance déjà le regard ne parvenait pas à trouver des limites à ce qu’il voyait, c’était toujours au-delà, les iris, puis plus loin les pivoines, encore plus loin les lilas, ensuite ne sachant plus, debout devant le grillage rouillé, des arbres, et après ces arbres, des feuillages, et après ces feuillages, le début des montagnes, et après ces montagnes, tout était peut-être inventé, le brouillard, toutes choses qui s’effaçant, menacent, et ne laissent ni voir, ni entourer. »
    Isabelle Baladine Howald
    Lettre de Poméranie
    Éditions Jacques Brémond, 1996

  • Thomas Bernhard, « Maîtres anciens »

    39126115.jpg« Le monde et l’humanité sont parvenus à un état infernal auquel le monde et l’humanité n’étaient encore jamais parvenus au cours de l’histoire, voilà la vérité, voilà ce qu’à dit Reger. En fait, c’est positivement idyllique, tout ce que ces grands penseurs et ces grands écrivains ont prophétisé, a dit Reger, tous tant qu’ils sont, bien qu’ils aient estimé avoir décrit l’enfer, n’ont tout de même décrit qu’une idylle qui, comparée à l’enfer dans lequel nous vivons aujourd’hui, a été une idylle positivement idyllique, voilà ce qu’à dit Reger. Tout ce qu’on trouve aujourd’hui est rempli de grossièreté et rempli de méchanceté, de mensonge et de trahison, a dit Reger, jamais l’humanité n’a été aussi impudente et perfide qu’aujourd’hui. Où que nous regardions, où que nous allions, nous ne voyons que méchanceté et bassesse et trahison et mensonge et hypocrisie et jamais rien que l’abjection absolue, peu importe ce que nous regardons, peu importe où nous allons, nous sommes confrontés à la méchanceté et au mensonge et à l’hypocrisie. Que voyons-nous d’autre que mensonge et méchanceté, qu’hypocrisie et trahison, qu’abjection la plus abjecte lorsque nous sortons ici dans la rue, lorsque nous nous hasardons à sortir dans la rue, a dit Reger. Nous sortons dans la rue et nous entrons dans l’abjection, a-t-il dit, dans l’abjection et dans l’impudence, dans l’hypocrisie et dans la méchanceté. Nous disons, il n’y a pas de pays plus menteur, pas de plus hypocrite et pas de plus méchant que ce pays, mais quand nous sortons de ce pays ou que nous regardons seulement au-delà, nous voyons qu’en dehors de notre pays, aussi, seuls la méchanceté et l’hypocrisie et le mensonge et l’abjection donnent le ton. Nous avons le gouvernement le plus répugnant qu’on puisse imaginer, les plus hypocrite, le plus méchant, le plus grossier et en même temps le plus bête, disons-nous, et naturellement ce que nous pensons est juste, et nous le disons d’ailleurs à tout moment, a dit Reger, mais lorsque nous regardons en dehors de ce pays abject, hypocrite et méchant et menteur et bête, nous voyons que les autres pays sont tout aussi menteurs et hypocrites et, tout compte fait, tout aussi abjects, a dit Reger. »
     
    Thomas Bernhard
    Maîtres anciens
    Traduit de l’allemand par Gilberte Lambrichs
    Gallimard, coll. Du Monde entier,  1998, rééd. Folio n° 2276, 1991

     

  • Pierre Guyotat

    772533361.jpg« Aujourd’hui — mais n’est-ce qu’aujourd’hui ? —, la chose en soi, l’intrinsèque ne comptent plus, seules comptent les conséquences : un événement, un être, une personne, une idée, un objet, on ne leur voit plus que des conséquences. L’être de la chose, l’origine, le mouvement vers ce qui préexiste même à la morale, vers un avant-« Dieu » – ce qui expliquerait pourquoi le remords est si atroce et si, parfois, impossible – sont oubliés parce qu’ils font peur ou parce qu’ils exigent de la pensée. Les idéologues eux-mêmes, ceux qui se font désigner comme philosophes et qui souffrent probablement de cette disparition de l’être, ne traitent plus de l’être mais de la société dans laquelle les êtres doivent se débrouiller. Le faire n’en est pas moins oublié. Il semblerait que ce qui compte c’est seulement les mots par lesquels chacun manifeste qu’il ne veut plus même approcher de l’être ni du faire.»
    Pierre Guyotat
    Coma
    Coll. Traits et portraits, dirigée par Colette Fellous
    Mercure de France, 2006

  • Marina Tsvétaïéva

     
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    LA LETTRE

    On ne guette pas les  lettres
    Ainsi — mais la lettre.
    Un lambeau de chiffon
    Autour d’un ruban
    De colle. Dedans — un  mot.
    Et le bonheur. — C’est tout.

    On ne guette pas le bonheur
    Ainsi — mais la fin :
    Un salut militaire
    Et le plomb dans le sein —
    Trois balles. Les yeux sont rouges.
    Que cela. — C’est tout.

    Pour le bonheur — je suis vieille !
    Le vent a chassé les couleurs !
    Plus que le carré de la cour
    Et le noir des fusils.

    (Que le carré de l’enveloppe :
    Encre et attraits !)
    Pour le sommeil de mort
    Personne n’est trop vieux.

    Que le carré de l’enveloppe.
    11 août 1923.
    Marina Tsvétaïéva
    Le Ciel brûle suivi de Tentative de Jalousie
    Traduit du russe par Pierre Léon et Ève Malleret
    Préface de Zéno Bianu
    Poésie/Gallimard

  • Henry Bauchau

    « Brisé par l’échec de la naissance des mots et pat le rire de tante Babeth et de toute la tablée qui signifiait que c’est peut-être touchant mais surtout ridicule d’aimer d’amour quand on est un enfant. Que cela indique peut-être que l’on n’est pas un vrai garçon. Qu’on est un enfant trop sensible toujours soumis au rire insultant de ceux qui sont dans le vrai monde. Je n’ai pas eu accès aux mots de ce monde-là, car après des années d’efforts vains c’est le monde imaginaire qui a soulevé et mis en mouvement ma vie. »
    Henry Bauchau
     le Boulevard périphérique, Actes Sud, 2007

  • Anne-Marie Garat

    “Il l’a convaincu que cette maladie était sa propre question normale d’homme historique. Les images de son système nerveux central étaient les convulsions de son pays, amputé de son territoire et de sa mémoire ; comme lui il était humilié par l’horreur de la guerre, et par sa bassesse de survivre au massacre collectif en jouissant du beau temps, de sa femme et de son élevage de lapins. Il lui a expliqué qu’il souffrait d’appartenir à une langue parfaite, unique, celle des philosophes et des poètes hongrois, et, homme du peuple, d’être condamné aux quelques vocables résiduels de sa vie. Aussi que sa tumeur ressemblait à la schizophrénie inhérente aux démocraties populaires qui incarcère la liberté dans les caves de l’esprit, on y cherche la part du prévisible et de l’imprévisible, on devient fou sous le joug des tyrans. Sa tumeur était d’agoniser dans le temps universel sans avoir compris qu’il n’est qu’expérience de sujet accidentel, et aussi de la nostalgie de valeurs anciennes, de plaines et de fermes aux puits à balance, qui vous vient devant la porte de l’usine nationalisée de votre fils. Il lui a expliqué, en résumé, que sa tumeur était saine, humaine, normale. Il y a mis le temps, mais mon grand-père, qui n’est pas bête, a compris au moins ceci: son mal est son bien. Sa tumeur est la liberté de son esprit, clairvoyant sur la folie du monde, ses visions insensées sont la chose commune, il est la langue et l’histoire de la Hongrie ensemble, sa mélancolie et sa rage, son âme baroque et susceptible.”

     

    Anne-Marie Garat

    István arrive par le train du soir

    Seuil, Coll. Fiction & cie, 1999