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Écrivains - Page 76

  • Louis-René des Forêts

    desforets.jpg

    « Si la honte le fait se retourner la nuit,

    Chercher le sommeil pour cacher son visage

    C’est qu’il voit avec les yeux de la conscience

    Celui qu’on disait un garçon intraitable

    Revenir juger l'homme qui l’a trahi.

    Plutôt plaider coupable qu’en guise de défense

    Se prévaloir d'une sagesse acquise.

     

    Le chemin qui va d’hier à aujourd’hui

    Semble obscur parfois et si plein de détours

    Qu’il n'est guère aisé de s’y reconnaître

    Non plus que d’en justifier le parcours

    Auprès d'un enfant qui le commence à peine.

     

    Il a beau trembler chaque nuit davantage,

    Le cœur n'a pas perdu sa jeune fierté.

    Oublie ses défaillances, pardonne-lui

    D’avoir tant de mal à battre sans avoir peur

    De l’ennemi qui est dans la place et le guette.

     

    Que vienne le jour l’en délivrer, qu’il vienne

    Adoucir ce regard d’ange justicier

    Où se reflète sa sainte colère d’autrefois

    Tournée contre soi infidèle à l’enfance

    Et déjà soumis avant même de se rendre. »

     

    Louis-René des Forêts

    Poèmes de Samuel Wood

    Fata Morgana, 1988

     

  • Fernando Pessoa

    fernando-pessoa.jpg« Je ne sais qui je suis, ni quelle âme est la mienne.

    Quand je parle avec sincérité, je ne sais quelle est cette sincérité. Je suis diversement différent d’un moi dont je ne sais s’il existe.

    J’éprouve des croyances que je n’ai pas. Je fais mes délices de désirs qui me répugnent. Ma perpétuelle attention à moi-même me signale perpétuellement des trahisons de mon âme envers un caractère que je ne possède peut-être pas, et qu’elle ne juge pas non plus être mien.

    Je me sens multiple.

    Je suis comme une pièce garnie de miroirs innombrables et fantastiques, déformant en reflets factices une réalité centrale unique, qui ne se trouve en aucun d’eux et se retrouve en tous.

    Tel le panthéiste qui se sent astre, vague et fleur, je me sens être plusieurs. Je me sens vivre en moi des vies étrangères, incomplètement, comme si mon être participait de tous les hommes, mais incomplètement de chacun, et s’individualisait en une somme de non-moi, synthétisés en un moi purement pastiche. »

     

    Fernando Pessoa, Un singulier regard

    Traduit du portugais par Françoise Laye

    Christian Bourgois, 2005, rééd. Coll. Titres n° 45, 2007

  • Serge Sautreau

    Serge Sautreau.jpgSerge Sautreau est né le 16 octobre 1943 à Mailly-la-Ville dans l’Yonne. Il est mort le 18 mars 2010. Il a co-dirigé avec Jean-Christophe Bailly la revue Fin de siècle et la Collection froide. Avec Bernard Noël, André Velter et Jean-Louis Clavé la collection et la revue Nulle Part aux Cahiers des Brisants.
    Il a publié (entre autres) avec André Velter, Aïsha (Gallimard, 1966) avec Jean-Christophe Bailly, Yves Buin et André Velter, un des livres cultes des années 70, De la déception pure, manifeste froid (10/18, 1973), Abalochas (avec des dessins d’Antoni Taulé et une peinture de Wilfredo Lam, chez Pierre Bordas et fils,1981) La Séance des 71 (Gallimard, 2000), Nicoléon (L’Atelier des Brisants, 2005)…
    Il a traduit Adonis et Sayd Bahodine Majrouh.
    Ce soir Bernard Noël qui était son ami dédiera sa lecture à la DRAC Aquitaine à la mémoire de ce poète important et trop peu lu.
    La photo fut prise lors d’une lecture de Serge au Château de Bonaguil en 1985 – au second plan son ami, poète et éditeur, Jean-Louis Clavé – où j’ai reçu pendant tout un été des êtres qui m’étaient chers et dont le travail m’accompagne encore.
    Mes pensées vers et pour sa compagne.


    « La dérive sans frein de la pensée, de la possibilité – toujours oblitérée – de la pensée, voici, en fin de présent, ce que l’activité humaine globale ne cesse de tuer socialement en chaque individu. Je te devine sourire. Tu es montée aux branches d’un pommier, et, en bas, tes amies s’affolent un peu. Il y a de quoi s’inquiéter avec plus de précision qu’au sujet des vicissitudes du progrès et des pollutions en chaîne. Tu as abandonné la lecture de cette lettre à la phrase précédente, décidée soudain à aller contempler les falaises proches. Y aura-t-il un goéland blessé qui tombera, comme une feuille morte, comme une feuille blanche, comme une image, jusqu’à devenir invisible sous la neige des mots ? L’oisiveté totale n’« existe » pas – exactement pas plus que la fausse immobilité des pierres, ou que l’acte gratuit – et je pourrais imaginer de m’en prendre à ce qui, dans tout processus d’activité engendre des distorsions en chaîne de la pensée jusqu’à faire de celle-ci l’esclave de son possible. J’établirais alors comment ce possible de la pensée, à toujours être socialement rejeté, différé, devient effectivement possibilité réussie de l’esclavage – et les différents aspects de tout ce qui constitue le travail, je les mettrais systématiquement en cause en tant que principes et manifestations d’inertie du possible. Mais je me moque de L’INERTIE du travail. »

    « Paris le 4 novembre 1973 » in Hors, Christian Bourgois, Coll. Foide, 1976

    « Tu n’es pas tes pensées
    tu es ce qui les capte
    tu es le filtre que tu fais
    ni capt ni rapt
    le passage des pensées qui baignent l’univers
    elles passent
    passage des passages
    cols
    goulots d’étranglement
    épreuves sans épreuve

    la
    pensée
    est ce qui passe
    tu n’es pas les pensées
    tu n’es pas la pensée
    tu la passes
    tu passes »

    « lumière blanche au Salang » in le Gai désastre, Christian Bourgois, 1980



    « Tu entends les syllabes s’ouvrir. Tu entends le déchirement réversible. Tu entends ? ouvrir le frein. Laisse le fil sauter de la spirale du moulinet ouvert. Tu mors. Ne ferre pas. De grandes rumeurs ont lieu sur les boulevards, là-bas, très loin (très près), au centre, dans la circulation de »

    L’autre page, Seghers, coll. Froide, 1973, rééd. Les cahiers des Brisants, 1987

    « Je ne goûterai jamais la chair de l’Ombre Rouge. J’affirme pourtant qu’elle doit être mieux que succulente, dotée de vertus et de propriétés insoupçonnées. Mais c’est ainsi : on ne tue pas, on ne tuera jamais un Ombre Rouge. Son œil est plus profond que celui d’un homme. Je tremble, Monsieur, devant ce qu’il a à dire, et ce qu’il tait. »

    « L’Ombre rouge » in Après vous mon cher Gœtz, L’Atelier des Brisants, 2001

  • Valérie Rouzeau

    Rouzeau.jpeg« Ne plus tenir debout quelquefois tu disais.
    Depuis quoi j’ai rêvé que je te relevais que je te relevais et que tu retombais.
    Dans la pièce la plus froide tu te serais cassé.
    Quand bien même je t’aurais mis debout et tenu aux épaules et parlé à l’oreille apporté des lilas ça n’aurait pas marché.
    D’ailleurs je t’ai pleuré dessus ça ne t’a pas remué ni quand j’ai pris ta main dans mes mains bonnes à rien ni rien.
    Tu te serais cassé.
    Trêve d’éternité. »


    Valérie Rouzeau, Pas revoir

    L’idée bleue, 1999,

    rééd.Coll. La petite vermillon,la Table ronde, 2010

     

    Photo : Valérie Rouzeau, hommage à Hélène Mohone, librairie Olympique, Bordeaux, avril 2008

  • Claude Esteban

    Dans le fleuve


    CE.jpg« Un homme, d’avoir tant souffert, s’est jeté dans le fleuve, et ce fut, puisqu’il s’agissait de Robert Schumann, une manière pour les autres, non pas de l’entendre mieux, mais de s’émouvoir. Peut-être que ce geste, ce dernier geste avant de disparaître, signifiait comme un appel. Mais rien ne put s’interposer, ni l’amour d’une femme, ni la grandeur de ce qu’il avait écrit. Et nous, qui venons si tard, comment faire pour le soutenir tout un moment, comment l’arracher à cette nuit, à ce flot, à ce désastre ? Aimer les morts qui sont plus nobles que nous, c'est nous donner encore une sorte d’excuse et nous enorgueillir absurdement d’être là. Où sont-ils, ces maîtres de notre âme ? Nous écoutons ce qu’ils nous ont laissé, des signes qui nous traversent, qui nous illuminent, mais eux, qui les firent surgir de leur malheur, où vont-ils ? C'est le soir, c’est un soir de ce même hiver, et je crois que je ne suis pas seul puisque je me retrouve dans la voix d’un violon et que je sais que c’est un peu de la grâce de Schumann qui m’habite, mais c’est vrai que je suis toujours moi, et que ma détresse ou mon désarroi, peut-être aussi ma confiance secrète, ce privilège d’être là et de ne pas mourir, je les dois à cette immense douleur devant laquelle je demeure démuni, rien d'autre en vérité qu’un spectateur qui passe. Et que cette substance mystérieuse de la mort me pénètre, je n’y puis rien changer. Comme ils demeurent seuls, les témoins sublimes de leur défaite, comme ils sont nus. Un accord, deux notes qui se rejoignent, et soudain l’espace les écartèle, c'est un peu de moi qui renonce à mourir, et qui va mourir là-bas, dans le mouvoir atroce du fleuve. »


    Claude Esteban
    Janvier, février, mars (pages)
    Farrago, 1999

  • Lambert Schlechter

    400px-Lambert-Schlechter--w.jpg« [...] à San Diego, quelques semaines après la mort de sa femme, Sándor Márai achète un revolver, lorsqu’il dit à l’armurier que cinquante cartouches, c’est peut-être plus qu’il n’en faut, celui-ci hoche la tête et remarque, indifférent : on ne sait jamais,

    on ne sait jamais à quoi peut servir la deuxième cartouche, Márai pose le revolver sur sa table de nuit, quelques jours plus tard il le range dans le tiroir, il se demande comment il faut, le moment venu, diriger l’arme, sur la tempe ou dans la bouche, la nuit, insomniaque, il lit Voltaire, Le siècle de Louis XIV, je ne sais pas où se trouve San Diego, quelque part en Californie, comme autrefois j’entends au loin une scie scier, cette jeune femme qui passe devant l’étal des tomates, je le sais je le sens, va d’un moment à l’autre s’allonger et ouvrir les jambes,

    ouvrir les jambes c’est si naturel et si élémentaire, mais ça ne se fait pas en public, cela se passe dans l’intimité & la pénombre, il y a les fines boucles de la toison et le rose vif et luisant des nymphes, comme autrefois j’entends au loin un chien aboyer, un jour après la décapitation, les tourterelles reviennent par deux, mystère, mais c’est une sorte de petit bonheur, même si nous ne saurons jamais qui de l’époux ou de l’amant a perdu la tête, la météo promet des éclaircies, mes rêves de la nuit pour autant que je m’en souvienne sont rassurants, je ne cauchemarde pas la nuit, mais j’angoisse le jour, [...] »

    Lambert Schlechter
    Le Murmure du monde
    Coll. « Escales des lettres », Le Castor Astral, 2006

    photographie : © : http://lb.wikipedia.org/wiki/Benotzer:Cornischong

  • Pascal Quignard, Bordeaux 4, 5 & 6 février 2010

    WangHui-TheBeautyOfGreenMountainsAndRivers-1679-ShanghaiMuseum.jpg« Au temps de l’empereur Ti Yao vivait Hiu-yeou. L’empereur envoya à Hiu-yeou une troupe de ses meilleurs officiers pour lui demander d’accepter l’empire. Hiu-yeou fut pris d’une nausée imparable devant l’émissaire à la seule idée que l’empereur céleste eût songé à lui offrir de diriger le monde.
    La main sur la bouche, il ne put rien répondre. Et il se retira.
    Le lendemain, avant l’aube, alors que les officiers dormaient encore, il s’enfuit.
    Il arriva au pied du mont Tsi-chan et découvrit un lieu si désert qu’il éprouva le désir de s’y établir. Il considéra autour de lui les roches qui pourraient l’abriter et posa son baluchon sous l’une d'entre elles.
    Alors il descendit à la rivière pour se laver les oreilles.


    *


    Tch’ao-fou poussa plus loin que Hiu-yeou le mépris des choses politiques.
    Tch’ao-fou vivait dans un petit ermitage, bien caché sous les feuillages, que nul ne pouvait voir, au pied du mont Tsi-chan, juste au-dessus de la vallée. Il possédait en tout et pour tout un champ et un bœuf. Alors qu’il descendait le flanc de la vallée pour aller faire boire son bœuf dans la rivière, Tch’ao-fou vit Hiu-yeou accroupi sur la rive, penchant la tête à droite, inclinant la tête à gauche, en train de se laver les oreilles.
    Tch’ao-fou s’approcha de Hiu-yeou et, après l’avoir salué à plusieurs reprises, il lui demanda la raison de ses gestes rythmés.
    Hiu-yeou rétorqua :
    “ L’empereur Ti Yao m’a proposé de prendre les rênes de l'empire. Voilà pourquoi je suis en train de me laver soigneusement les oreilles.”
    Tout le haut du corps de Tch’ao-fou frémit.
    Il considéra en pleurant la rivière Ying.
    Tch’ao-fou tira son bœuf par le licol et ne lui permit plus de boire dans la rivière où Hiu-yeou avait lavé des oreilles qui avaient entendu une semblable proposition. »


    Pascal Quignard
    La haine de la musique. Premier traité : Les larmes de saint Pierre
    Calmann-Lévy, 1996

    La peinture est de Wang Hui - La beauté des montagnes vertes et des rivières (1679). On peut voir l'original au Shangaï Museum


    & & &



    Pascal bib 2010.jpgJeudi 4 février à Sciences Po Bordeaux j’ai pu assister à une rencontre entre Pascal Quignard et des étudiants à l'invitation de Françoise Taliano-des Garets. Belle lecture de Pascal et nombreuses questions touchantes, voire pertinentes, des étudiants. J’ai principalement retenu cette réponse à la question, pourquoi écrivez-vous ? : « Je n’écris que pour deux yeux sévères que je ne pourrais pas satisfaire.» Les yeux en question sont ceux de la grand-mère de l’écrivain comme il nous le confirmera le lendemain au colloque, intitulé « l’Énigme », que l’ardua lui consacrait à la bibliothèque Mériadeck. Nombreuses communications inégales d’où parfois surgirent quelques pépites éparses - Jean-Louis Pautrot, JeanTucoo-Chala, Bernard Vouilloux - des avancées pertinentes - Chantal Lapeyre-Desmaison et Dominique Rabaté -, et un moment fort mais trop bref Pascal Quignard : le fantasme d’un roman latin (romain ?) de Bénédicte Gorillot. Les deux jours se sont hélas terminés par la communication nauséabonde et d’un ridicule total de Roger Navarri, qui a confondu l’exploration de son ego et celle de l’œuvre de Pascal Quignard.
    Les rares, mais précieuses, interventions de l’écrivain, pendant les deux jours du colloque, ont toujours éclairé, souligné, ce qui devait l’être.
    Nous pouvons, dès lors, reprendre notre travail de lecture en sa compagnie.



    & & &

     

    « Les livres partagent avec les tous petits enfants et les chats le privilège d’être tenus, des heures durant, sur les genoux des adultes. Et de façon extraordinaire, plus encore que les enfants, plus encore que les chats, ils ont le pouvoir de captiver jusqu’au silence le regard de ceux qui les regardent, de pétrifier les membres de leurs corps, de subjuguer les traits de leur visage jusqu’à leur donner l’apparence de l’imploration muette, l’apparence d'une bête qui est aux aguets, l’apparence d’une prière incompréhensible et peut-être éperdue.  »


    Pascal Quignard

    le Salon du Wurtemberg, Gallimard, 1986

  • Xavier Person

    HOW TO DISAPPEAR COMPLETELY


    IMGP2396.JPG« Je n’avais pas commencé à parler que déjà je cherchais à me taire, je n’étais retourné dans ce rêve que pour t’y retrouver, je ne t’écris pas une phrase plutôt qu’une autre à l’intérieur d’une seule phrase, je ne peux plus dire ton nom si je te regarde de trop près, j’écrivais pour que le rêve d’une phrase se réalise et ce n’était qu’un rêve, c’était comme toucher une peau, toucher la peau extra sensible de la phrase et alors une autre phrase commençait, je ne voulais faire l’amour qu’à une phrase et dans cette phrase, j’échangeais cette phrase contre un rêve et du coup ne trouvais rien à te dire, tourné vers le mur. »

    Xavier Person
    Extravague
    Le bleu du ciel, 2009

  • Fleur Jaeggy

    images.jpg« À quatorze ans j’étais pensionnaire dans un collège de l’Appenzell. En ces lieux où Robert Walser avait fait de nombreuses promenades lorsqu’il se trouvait à l’asile psychiatrique, à Herisau, non loin de notre institution. Il est mort dans la neige. Quelques photos montrent ses traces et la posture de son corps dans la neige. Nous ne connaissions pas l’écrivain. Et il était même inconnu de notre professeur de littérature. Parfois je pense qu’il est beau de mourir ainsi, après une promenade, de se laisser choir dans un sépulcre naturel, dans la neige de l’Appenzell, après presque trente années d’asile, à Herisau. Il est vraiment dommage que nous n’ayons pas connu l’existence de Walser, nous aurions cueilli une fleur pour lui. Kant lui-même, avant sa mort, fut ému lorsqu’une inconnue lui offrit une rose. En Appenzell, on ne peut faire autrement que de se promener. Si l’on regarde les petites fenêtres bordées de blanc et les fleurs laborieuses et incandescentes sur les appuis des fenêtres, on ressent une stagnation tropicale, une luxuriance tenue à bride haute, on a l’impression qu’à l’intérieur il se passe quelque chose de calmement obscur et un peu malade. Une Arcadie de la maladie. On dirait qu’il y a là une paix idyllique et mortelle, dans un éclat brillant. Une jubilation de chaux et de fleurs. À l’extérieur des fenêtres le paysage lance un appel, ce n’est pas un mirage, c’est un Zwang, disait-on au collège, une imposition. »

    Fleur Jaeggy
    Les années bienheureuses du châtiment
    Traduit de l’italien par Jean-Yves Manganaro
    Gallimard, 1992, rééd. 2004

    Merci à Enrique Vila-Matas d'avoir attiré mon attention sur Fleur Jaeggy dans son indispensable Journal volubile.

  • Mon cœur au soir

    Trakl.jpgLe soir on entend le cri des chauves-souris,
    Deux chevaux galopent dans la prairie,
    L’érable roux frissonne.
    Le promeneur voit paraître la petite auberge au bord du chemin.
    Délicieux, le goût du vin jeune et des noix,
    Délicieux, le vertige de l’ivresse dans l’obscure forêt.
    À travers de noires futaies résonnent des cloches douloureuses.
    Et des gouttes de rosée tombent sur mon visage.


    Georg Trakl
    Rêve et folie & autres poèmes, traduction Henri Stierlin
    (suivi d’un choix de lettres traduites par Monique Silberstein)
    Éditions Héros-Limite, 2009

  • Pierre Silvain, colporteur

     

     

    silvain.jpgPierre Silvain, né en 1927 au Maroc, vient de mourir. Il avait publié, en août dernier, Assise devant la mer. Son précédent livre, Julien Letrouvé colporteur, avait particulièrement été remarqué. Son œuvre importante, depuis La Part de l'ombre, chez Plon en 1960, est à lire sans aucun doute.

    « Julien Letrouvé avait approché sa boîte, il en retira le couvercle doublé d’un drap fin couleur de sable, comme celui qui en tapissait le fond. Il dit résolument à M. Garnier que ceux des livres qu’il tenait à emporter étaient, sans qu’il y eût d’ordre de préférence dans son énumération, L’Histoire de Fortunatus, Mélusine, Complainte du Juif errant ainsi que Till l’Espiègle et La Princesse de Clérac, par Monseigneur de Dalbour. Il prendrait aussi La Farce de Maître Pathelin, La Jalousie du Barbouillé et la petite brochure où il y avait l’éloge funèbre du bedeau picard Michel Morin qui fut si grand carillonneur en son temps. Après une hésitation, il ajouta très vite qu’il avait choisi, enfin, La Forêt des merveilles. En énonçant ce dernier titre, il désigna un livre à l’écart, comme délaissé à un bout de la table. M. Garnier eut une expression de vif étonnement et finit par dire qu’il n’y avait pas d’ouvrage de ce nom parmi ses publications, non plus à sa connaissance que dans celles de ses confrères de cette ville ou d’ailleurs. Et parce que Julien Letrouvé protestait que c’étaient ceux qui faisaient la lecture aux veillées, dans les écreignes, qui le demandaient, M. Garnier répliqua que sans doute il ne l’avait pas bien compris, ce titre inconnu, à moins que pour son amusement il ne l’eût inventé de toutes pièces. Ce fut la seule fois qu’entre eux se dressait quelque chose qui chez l’un ressemblait à du défi, chez l’autre à du soupçon. Était-ce encore à cause de ce temps qui se chargeait des menaces du ciel et des hommes et ne tarderait pas à crever à grand fracas sur eux ? N’entendant pas disputer davantage en pure perte, ou sentant peut-être poindre un sombre pressentiment, M. Garnier prit le livre sur la table et le déposa avec les autres dans la boîte. Toutes les couvertures bleues sur le fond couleur de sable étaient comme un attardement des beaux jours. Julien Letrouvé replaça le couvercle. L’obscurité s’accrut dans la salle. Tandis qu’il lui donnait l’accolade, M. Garnier sentit des larmes couler le long de sa joue. Il lui ouvrit la porte et tristement murmura un adieu. »

    Julien Letrouvé colporteur, Verdier, 2007

    Deux liens : http://www.editions-verdier.fr/v3/auteur-silvain.html,silvain
    http://poezibao.typepad.com/poezibao/2008/04/pierre-silvain.html

  • goodbye and take it easy, Raymond & wish me luck…

    chapo_federman.jpgRaymond Federman, né en 1928 à Paris, est mort le 6 octobre 2009 à San Diego en Californie.

    « alors voilà, maintenant tu sais tout, et aujourd’hui c’est la dernière fois qu’on se voit, mais avant qu’on se quitte tu veux bien me dire ton nom, on ne sait jamais, peut-être que j’aurai encore besoin de toi dans l’avenir proche pour une autre histoire, tu me le dis ton nom…

    quoi, ton nom c’est Féderman, c’est pas vrai, ah ça c’est drôle, quelle coïncidence, je connais un mec en Amérique qui s’appelle comme ça, Federman, mais sans accent, un drôle de phénomène, un gambler, je veux dire un mec qui joue tout le temps, un joueur quoi, lui aussi un Juif rescapé de l’impardonnable énormité, peut-être que vous êtes cousins, on ne sait jamais, ce mec-là il dit toujours que d’être un survivant c’est une joie, survivre ne doit jamais te rendre triste, au contraire ça te libère de toutes responsabilités, moi je ne suis pas d’accord avec lui, et je lui ai même expliqué une fois que mon rôle, si j’en ai un à jouer, en tant que survivant, ici, là-bas, n’importe où je vais, dans les villes, les pays, les livres que j’écris ou que j’écrirai, c’est de redonner un peu de dignité à ce qui a été humilié par l’impardonnable énormité…

    bon eh bien, voilà, je te dis au revoir, mais avant qu’on se quitte il faut quand même que je te demande quelque chose, dis-moi, est-ce que c’est moi qui dois te payer pour t’avoir raconté mes histoires, ou bien est-ce que c’est toi qui dois me payer pour m’avoir écouté…

    quoi, c’est gratuit, personne paye, ah ça c’est vachement bien, ah si c’est bath, mes histoires sont gratuites, alors voilà ça y est, je te laisse…

    tiens viens ici qu’on s’embrasse pour se dire au revoir…

    goodbye and take it easy mon vieux, et comme on dit toujours en Amérique quand quelqu’un s’en va, wish me luck… »


    la Fourrure de ma tante Rachel
    Laureli/Leo Scheer 2009



    Parmi les monstres, éditions Millas-Martin, 1967
    Amer Eldorado, Stock, 1974
    Samuel Beckett, Les Cahiers de l’Herne, 1976
    La Flèche du Temps, Circé, 1991 et 1998
    La Fourrure de ma tante Rachel, Circé, 1996, rééd Al Dante, 2003, rééd, Laureli/Leo Scheer, 2009
    La Voix dans le débarras / The Voice in the closet, Les Impressions nouvelles, 2002, rééd. 2009
    Amer Eldorado 2/001, Al dante/Léo Scheer, Paris, 2003
    À qui de droit, Éditions des écrivains, Paris, 2003, rééd. Al dante, 2006
    Future concentration, Le Mot et le reste, 2003
    Ici & Ailleurs, Le Mot et le reste, 2003
    Le Crépuscule des clochards, avec Georges Chambers, Le Mot et le reste, 2004
    Sonate d’amour insolite, Point de Fuite, 2004
    Moinous & Sucette, Al Dante, 2004
    Mon corps en neuf parties, Al dante/Léo Scheer, 2004
    Quitte ou double, Al dante/Léo Scheer, 2004
    Retour au fumier, Al Dante, 2005
    L’Extatique de Jule et Juliette, Le Mot et le reste, 2005
    Elle est là, avec Mathias Pérez, Carte blanche, 2006
    Surfiction, Le Mot et le reste, 2006
    Le Livre de Sam (ou) Des pierres à sucer plein les poches, Al dante, 2006
    À qui de droit, Al dante, 2006
    Coups de pompe, Le Mot et le reste, 2007
    Chair jaune, avec des craductions de Pierre Le Pilloüer, le bleu du ciel, 2007
    À la queue leu leu, Cadex, 2008
    Chut, Laureli/Léo Scheer, 2008
    Les Carcasses, Laureli/Léo Scheer, 2009

    Vivement conseillé : Federman hors limites, entretiens avec Marie Delvigne, Argol, 2008

    http://www.raymondfederman.blogspot.com/
    http://www.federman.com/
    http://www.leoscheer.com/spip.php?page=laureli