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Édition - Page 28

  • Lieou Ling, « Éloge de la vertu du vin »

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    Coupe libatoire en corne de rhinocéros, Chine, dynastie Qing

     

    « Pour le maître parfait

    Ciel et Terre ne durent qu’un matin,

    Les dix mille temps, un seul instant.

    Soleil et Lune sont ses fenêtres,

    Les huit déserts forment sa cour.

    Ses pas ne laissent nulle trace,

    Nulle part il ne demeure.

    Plafond de ciel, tapis de terre,

    Il suit son bon plaisir.

    Son repos : saisir la coupe.

    Son mouvement : vider la cruche.

    Le vin est son seul travail ;

    Il ne sait rien d’autre. »

     

    Lieou Ling – 221-300

    In La Montagne vide – Anthologie de la poésie chinoise IIIe – XIe siècle

    Traduite et présentée par Patrick Carré & Zéno Bianu

    Coll. Spiritualités vivantes, Albin Michel, 1987

  • Lo Mengli, « La folle d’amour »

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    Wang Chao Ki

     

    « Mon cousin passait à l’école toutes ses journées, il revenait pour dîner ; ensuite, au clair de lune, nous nous promenions dans le fond du parc, où le feuillage touffu nous protégeait contre les regards indiscrets.

    Houei glissait sa main dans ma large manche, et m’atteignait au point sensible. Nos regards se cherchaient, nos lèvres se prenaient longuement. Lourds de désir, nous revenions à petits pas, et, sous la lanterne aux panneaux de soie, nous poursuivions nos découvertes.

    La candide virilité de mon cousin le portait aux gestes les plus simples, mais le plaisir éveillait en moi une imagination d’amoureuse et je m’y montrais inventive.

    Ce soir-là, j’entrepris de dispenser la joie suprême sans qu’il en coutât le moindre effort à mon bien-aimé. Par malheur, ma sœur s’éveilla et s’indigna de me voir en cette posture cavalière.

    J’eus l’esprit de répondre : “Notre cousin tremblait de froid, j’essayais de le réchauffer.”

    “Et vous me faisiez du bien, sœur aînée, voyez, je claque des dents !” insista le rusé.

    “Puisque tu lui fais du bien, continue !” dit ma sœur ingénuement.

    Elle se rendormit et je me remis en selle avec la curieuse impression d’avoir changé de sexe, tandis que mon cousin découvrait, lui, l’agrément de l’inertie.

    Les crochets des rideaux tintaient, le lit grinçait de tous ses ressorts comme une barque secouée par la tempête.

    Ma sœur se retourna et, sans ouvrir les yeux :

    “Renvoie chez lui ce petit sauvage”, ordonna-t-elle.

    L’aube commençait à poindre, j’étais lasse, le sommeil ferma mes paupières.

     

    Le lendemain, nos parents revinrent et ma sœur apprit à ma mère que nous avions cru devoir faire place à mon cousin dans notre lit. Elle en fut atterrée.

    Mon père décréta que son neveu coucherait désormais dans le pavillon du professeur. Ainsi prirent fin nos relations amoureuses.

    Au bout de quelques semaines, Houei retourna chez ses parents. Il me fit cadeau, en partant, d’un mouchoir de soie sur lequel il avait composé pour moi ce poème :

       Un parfum troublant se dégage du coin de l’oreiller.

       De couleurs éclatantes est brodée ma couverture verte.

       Mais ma bien-aimée m’oubliera,

       et personne ne viendra, sous la lanterne,

       enchanter mes nuits solitaires. »

     

    Lo Mengli

    La folle d’amour Confession d’une chinoise du XVIIIe siècle

    Adapté et préfacé par Lucie Paul Margueritte

    Illustré par Wang Cho Ki

    Éditions du Siao, 1949, rééd. Éditions You-Feng, 2005

  • Zheng Chouyu, « Village aborigène »

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    DR

     

    « Ma femme est un arbre, moi aussi ;

    mais ma femme est un bon métier à tisser,

    sa navette-écureuil tisse des nuages arachnéens,

    ces nuages, là-haut, sont ceux qu’elle aime tisser

     

    et moi, j’espère bien que mon unique tâche

    sera de faire sonner dans ma poitrine

    la cloche d’une école

    puisque j’ai atteint l’âge…

    où les piverts se posent sur mon bras »

    1962

     

     

    Zheng Chouyu

    in Le ciel en fuiteAnthologie de la nouvelle poésie chinoise

    Édition établie et traduite par Chantal Chen-Andro & Martine Valette-Hémery

    Circé, 2004

    http://www.editions-circe.fr/livre-Le_ciel_en_fuite_%E2%80%93_Anthologie_de_la_nouvelle_po%C3%A9sie_chinoise-224-1-1-0-1.html

  • Chen Fou, « Récits d’un vie fugitive »

    chen fou,récits d'une vie fugitive,jacques reclus,paul demieville,gallimardconnaissance de l'orient

    Tan Yin, Tao Gu composant un poème, début XVIe. Musée du Palais, Taipei

     

    « C’était le début de la septième lune. Les vertes frondaisons offraient une ombre épaisse. La brise ridait la surface de l’étang et le chant des cigales se faisait assourdissant. Notre vieux voisin fabriqua pour nous une canne à pêche, et nous nous mîmes tous deux à pêcher, nous postant à l’endroit où les saules du bord de l’eau donnaient l’ombre la plus dense. Vers le soir nous montions au sommet de la butte pour contempler les rougeoiements du couchant et, si l’inspiration nous venait, composer des vers. Nous forgeâmes entre autres ce distique :

          Les fauves des nuages dévorent le soleil couchant ;

          L’arc de la lune décoche les étoiles filantes.

    Un instant après, la lune se reflétait sur la surface de l’eau et les insectes de la nuit bruissaient tout autour. La vieille venait alors nous annoncer que le vin de riz tiédissait au bain-marie et que le dîner était prêt. Nous avions installé un lit de bambou au pied de la clôture. Sur ce sofa improvisé nous vidions quelques coupes sous la lune, et c’est légèrement grisé que je commençais le repas.

    Plus tard, après le bain, chaussés de fraîches sandales et nous éventant d’une palme, nous écoutions, assis ou allongés, notre vieux voisin raconter des histoires où chaque personnage recevait toujours la juste rétribution de ses actions, bonnes ou mauvaises. À la troisième veille, nous allions nous coucher, rafraîchis de pied en cap, ayant presque oublié que nous habitions la ville.

    Je chargeai notre ami le maraîcher de se procurer des chrysanthèmes et de les planter tout le long de la clôture de bambou. Lorsque au neuvième mois ils furent en fleur, Yun et moi demeurâmes encore là une dizaine de jours. Ma mère vint visiter notre retraite et y prit un vif plaisir. Nous fimes un repas de crabes auprès des chrysanthèmes* et la journée entière se passa en divertissements. Yun, qui était ravie de notre villégiature, me dit : “Il faudra que plus tard nous construisions dans ces parages, en un lieu propice déterminé par le géomancien. Nous achèterons dix mou** de terrain autour de la maison et nos domestiques s’occuperont à y faire pousser légumes et melons que nous vendrons pour notre subsistance. Tu feras des tableaux et moi des broderies, ce qui nous permettra d’offrir à boire aux amis qui viendront versifier ensemble chez nous. On peut être heureux toute sa vie en s’habillant et en se nourrissant très simplement ; nul besoin de courir le monde.”

    Je partageais entièrement cette manière de voir. Aujourd’hui le terrain est là, mais ma bien-aimée n’est plus. Dans quel regret suis-je plongé ! »

     

    * Les petits crabes d’eau douce que l’on consomme au mois d’octobre sont étroitement associés, dans la vie chinoise, à la saison des chrysanthèmes. Ils sont l’occasion de joyeuses et bruyantes soirées au cours desquelles le vacarme des petits maillets servant à briser leurs pinces s’ajoute aux éclats de la conversation.

    ** Un mou vaut 666,67 m2.

     

    Chen Fou (1763-1810)

    Récits d’une vie fugitive - 浮生六記 *

    Traduit du chinois par Jacques Reclus

    Préface de Paul Demieville

    Gallimard/Unesco, 1967, rééd. Connaissance de l’Orient, 2005

    * littéralement : Six récits au fil inconstant des jours

     

  • Lambert Schlechter, « Le Ressac du temps »

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    © cchambard

     

    « Les heures du jour, je ne les maîtrise pas bien, elles passent, elles tombent, elles vont, et vient la nuit, et je suis dans la nuit insomniaque, je déambule à travers la maison, le cœur pesant, la tête lourde, et je lutte contre la fatigue, les heures de la nuit, je ne les maîtrise pas bien, elles passent, elles vont, et vient le jour, je n’ai pas assez dormi, ne me réveille pas, dors la moitié du jour, et lutte contre le sommeil qui me tient, me retient, ma maison est trop encombrée, et ma tête aussi, le jour où j’aurai ma tête un peu désencombrée, j’écrirai une longue lettre à Chen Fou, lui ferai le simple récit de ma vie fugitive, je suis sûr que je trouverai les mots, je lui dirai : je me suis promis de te faire une page, je te ramasserai en quelques phrases l’essentiel de ma vie, mais pour le moment, ne m’en veux pas, ça ne va pas, aucun récit ne sortira de ma paresseuse & sèche plume, elle gratte le papier à vide, rien ne se passe le long de la page, c’est trop tard dans la nuit, ma tête est trop lourde, j’ai le vertige, je suis dans un profond désarroi, les heures du jour, je ne les maîtrise pas très bien, elles tombent, tombent, la nuit vient trop vite et ne m’accueille pas vraiment, la nuit pourrait être ma bulle de sécurité, tout est si étrange, si effrayant, je suis tout le temps angoissé, comme s’il y avait partout des menaces, un jour, Chen Fou, je trouverai les mots pour te faire le récit de ma vie fugitive, patiente un peu, un jour je te ferai une page qui te plaira. / feuille volante, lettre à Chen Fou, mai 1998 »

     

    Lambert Schlechter

    Le Ressac du temps – Le Murmure du monde, V

    Les Vanneaux, 2016

    Un extrait des Lettres à Chen Fou : http://www.unnecessairemalentendu.com/archive/2014/07/16/lambert-schlechter-lettres-a-chen-fou-5411613.html

  • Pao King-yen, extrait de sa « controverse avec le Maître qui Embrasse la Simplicité »

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    Anonyme, Portrait d'un lettré,XIe siècle. National Palace Museum, Taipei

     

    « […] Dans la haute antiquité il n’y avait ni prince ni sujets. On creusait des puits pour boire et l’on labourait la terre pour se nourrir. On réglait sa vie sur le soleil. On vivait dans l’insouciance sans jamais être importuné par le chagrin. Chacun se contentait de son lot, et personne ne cherchait à rivaliser avec autrui ni à exercer de charges. De gloire et d’infamie point. Nuls sentiers ne balafraient les montagnes. Ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les vallées ne communiquaient pas et personne ne songeait à s’emparer de territoires. Comme il n’existait pas de vastes rassemblements d’hommes la guerre était ignorée. On ne pillait pas les nids des oiseaux, on ne vidait pas les trous d’eau. Le phénix se posait dans la cour des maisons et les dragons s’ébattaient en troupeaux dans les parcs et les étangs. On pouvait marcher sur la queue des tigres et saisir dans ses mains des boas. Les mouettes ne s’envolaient pas quand on traversait les marais, lièvres et renards n’étaient pas saisis de frayeur quand on pénétrait dans les forêts. Le profit n’avait pas encore fait son apparition ; malheurs et troubles étaient inconnus. Lances et boucliers étaient sans emploi et il n’y avait ni murailles ni fossés. Les êtres s’ébattaient dans l’indistinction et s’oubliaient dans le Tao, les maladies ne prélevaient pas leur lourd tribut sur les hommes qui tous mourraient de vieillesse. Chacun gardait sa candeur native sans rouler dans son cœur de froids calculs. L’on bâfrait et l’on s’esclaffait ; on se tapait sur le ventre et on s’ébaudissait. La parole était franche et la conduite sans façons. Comment aurait-on songé à pressurer les humbles pour accaparer leurs biens et à instaurer des châtiments afin de les tomber sous le coup de la loi ?

    Puis la décadence vint. On recourut à la ruse et à l’artifice. Ce fut la ruine de la vertu. On instaura la hiérarchie. On compliqua tout avec les génuflexions rituelles, les salamalecs et les prescriptions somptuaires. Les hauts bonnets de cérémonies et les vêtements chamarrés apparurent. On empila la terre et le bois en des tours qui percèrent la nue. On peinturlura en émeraude et en cinabre les poutres torsadées des palais. On arasa des montagnes pour dérober à la terre ses trésors, on plongea au fond des abysses pour en ramener des perles. Les princes rassemblèrent des monceaux de jade sans réussir à satisfaire leurs caprices, ils se procurèrent des montagnes d’or sans parvenir à subvenir à leurs dépenses. Vautrés dans le luxe et la débauche, ils outrageaient le fond primitif. L’homme s’éloigne chaque jour d’avantage de ses origines et tourne le dos un peu plus à la simplicité première. Que le prince prise les sages, et le peuple cherche à se faire une vaine réputation de vertu, qu’il convoite les biens matériels et il favorise la rapine. Car dès lors que l’on fait miroiter des objets susceptibles d’attiser les convoitises on ruine l’authenticité que l’homme abrite en son sein. Pouvoir et profit ouvrent la voie à l’accaparement et à la spoliation. Bientôt l’on se met à fabriquer des armes tranchantes, déchaînant le goût de la conquête. On craint que les arcs ne soient pas assez puissants, les cuirasses pas assez solides, les lances assez acérées, les boucliers assez épais. Mais sans guerre ni agressions tous ces engins de mort seraient bons à mettre au rebut.

    Si le jade blanc ne pouvait être brisé y aurait-il des tablettes de cérémonie ? Si le Tao n’avait pas périclité, aurait-on eu besoin de se raccrocher à la bonté et à la justice ? C’est ainsi qu’il fut possible aux tyrans Kie et Tcheou et à leurs émules des faire griller leur prochain à petit feu, de mettre à mort ceux qui leur adressaient des remontrances, de couper en rondelles les princes feudataires, de transformer en hachis les chefs territoriaux, de disséquer le cœur des sages et de scier les jambes de qui bon leur semblait ; ils se livrèrent aux pires excès de la barbarie, allant jusqu’à inventer le supplice de la poutre ardente. Si de tels individus étaient restés de simples particuliers, même dotés du plus mauvais fond et des désirs les plus monstrueux, jamais il ne leur aurait été loisible de se livrer à de telles exactions. Mais du fait qu’ils étaient princes, ils purent donner libre carrière à leurs appétits et lâcher la bride à leurs vices, si bien qu’ils mirent l’empire à feu et à sang. Ainsi l’institution des monarques est la cause de tous les maux. Comment agiter les bras quand ils sont pris dans les fers et faire preuve de résolution quand on se morfond dans la boue et la poussière ? Prétendre apporter la paix grâce aux rites et corriger les mœurs par les règlements, dans une société où le maître des hommes tremble et se tourmente en haut de son palais tandis qu’en bas le peuple se débat dans la misère, me semble aussi vain que de vouloir endiguer les eaux du déluge avec une poignée de terre et obstruer avec le doigt la source jaillissante et insondable d’où proviennent les océans. »

     

    Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois

    Polémiques du troisième siècle traduites du Chinois et présentées par Jean Levi

    Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2004

    Pour tous renseignements : 24300 , Saint-Front-sur-Nizonne

  • Jane Jian, « Le petit bassin de Taipei »

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    DR

     

    « Je suis arrivée à Taipei il y a tout juste quinze ans. Entre temps, j’ai connu quinze grands déménagements et une vingtaine de petits déplacements. […]

    De par son destin particulier, Taipei possède une fascinante nature théâtrale. Or les écrivains aiment par-dessus tout les lieux dramatiques.

    En ce qui concerne ma vie quotidienne, je me suis bien évidemment déjà faite à certaines choses : à midi, assister à la prière lors des fêtes folkloriques dans l’immeuble où vit ma famille maternelle ; l’après-midi prendre un café européen dans un hôtel touristique de classe internationale ; le soir, manger des vermicelles au bouillon de viande dans une vieille gargote populaire du Rond-Point, acheter des châtaignes de Tianjin et des remèdes à base de peau de pastèque en provenance du continent ; soupeser une livre de thé Oolong de Nantou ; choisir avec soin des prunes de Californie, des grands pommes du Japon ou un durian ; acheter pour le souper des petits pains ronds artisanaux du Shandong pour les manger comme des sandwiches avec du bacon hongkongais. Je rentre à la maison et je regarde la chaîne japonaise NHK grâce à l’antenne satellite, je sirote seule un verre de vodka soviétique. Je me suis accoutumée à ces conjonctions imprévues.

    Taipei fait disparaître les quatre saisons et rend plus floues les frontières nationales, il embrasse à la fois le classique le plus local et le moderne le plus avant-gardiste. Il aime se transformer avec audace, répare maladroitement les catastrophes causées par les bouleversements du temps, jusqu’à ce qu’enfin une logique unique émerge dans la ville : se servir du changement pour rétablir l’ordre, résoudre les problèmes anciens avec du neuf et, pour affronter les nouveaux défis qui se présentent à elle, se remodeler de façon encore plus créative. Et ainsi les problèmes semblent disparaître.

    Je suis à moitié campagnarde, à moitié habitante de Taipei. Peut-être qu’avec l’âge je prendrai le chemin du retour vers mon village natal, mais je n’oublierai jamais Taipei, ce petit bassin magique. C’est lui qui a hébergé ma jeunesse fragile et m’a permis de réaliser les plus beaux de mes rêves. Au moins j’aurai laissé dans ce bassin quinze traces de ma mue, et peut-être y en aura-t-il encore d’autres. »

     

    Jane Jian

    « Le petit bassin de Taipei »

    Traduit du chinois (Taïwan) par Wu Ching-jin Soldani

    In Taipei. Histoires au coin de la rue

    Anthologie de nouvelles et chroniques préfacée par Gwennaël Gaffric

    L’Asiathèque, 2017

    https://www.asiatheque.com/fr/book/taipei-histoires-au-coin-de-la-rue

    pour la gastronomie qui figure dans ce livre, un lien : https://lettresdetaiwan.com/2017/09/03/sur-les-traces-de-wu-ming-yi-dans-lancien-marche-chunghwa-a-taipei-2/

  • Luo Fu, « En buvant avec Li He*»

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    DR

     

    « Les pierres cassent

    Le ciel tressaille

    Effrayée la pluie d’automne se fige dans l’air

    C’est alors que je découvre par la fenêtre

    Un voyageur arrivant de Chang’an sur son âne

    Il porte à son dos un sac de toile

    Rempli d’images effarantes

    Il n’est pas encore là, que les bouts de poèmes tombent comme la grêle

    Enserrant la pluie glacée

     

    Par-delà la vitre j’entends à nouveau

    Xihe qui frappe le soleil avec un bruit de cymbales

    Ah ! un lettré tellement maigre

    Maigre

    Comme un pinceau de poils de loup

    Ta large chemise de toile bleue, dans le vent

    Soulève des milliers de vagues

     

    Comme on mâchonne des pois aux cinq parfums

    Je mâchonne des quatrains. Des quatrains. Des quatrains

    Ton regard ardent

    Tient au chaud un flacon récent de vin de Huadiao

    Depuis les Tang et les Song et les Yuan et les Ming et les Qing

    Il verse enfin

    Dans ma petite tasse

    J’essaie d’enfermer le quatrain dont tu es le plus fier

    Dans une jarre de vin

    Je l’agite bien, et je vois monter une brume

    Où ivres les mots dansent, les rythmes s’entrechoquent

    La jarre cède, ta chair éclate et s’éparpille

    Dans la lande sauvage, on croirait entendre

    Les fantômes pleurer

    Les loups gémir à la ronde

     

    Allons, viens t’asseoir, je veux boire avec toi

    Cette nuit la plus noire de l’histoire

    Toi et moi ne sommes pas des gens banals

    Ne pas figurer parmi les 300 meilleurs poèmes des Tang ne nous gêne pas

    Un fonctionnaire de 9e rang, qu’est-ce que c’est ?

    Il n’y a pas lieu de s’en occuper

    Cette année-là, après avoir beaucoup bu, n’as-tu pas

    Vomi des poèmes sur les marches de jade des grandes maisons

    Buvons, allons, buvons

    La lune ce soir n’ira pas briller pour notre improbable

    Rencontre en tant de siècles

    Je veux profiter de l’obscurité écrire pour toi un poème hermétique

    S’ils ne comprennent pas, eh bien, c’est leur affaire

    Qu’ils ne comprennent pas

    Qu’après avoir lu nous nous regardions dans un grand rire »

    1979

    * Li He est un poète né en 791 et mort en 817 à Changgu (préfecture de Yigang, dans le Henan).

     

    Luo Fu

    En raison du vent

    Traduit du chinois (Taïwan) et préfacé par Alain Leroux

    Circé, 2017

    http://www.editions-circe.fr/livre-En_raison_du_vent-535-1-1-0-1.html

     

    Luo Fu, né dans le Hunan en 1928, est mort le 19 mars 2018, dans l’île de Taïwan où il avait suivi Tchang Kaï-chek en 1949 et qui était devenue sa seconde patrie.

  • Wu Ming-yi, « Le Magicien sur la passerelle »

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    DR

     

    « Quelquefois, monsieur T’ang venait nous acheter des livres, il examinait avec soin toutes nos piles avant de choisir ceux qu’il voulait. La plupart des livres dont il faisait l’acquisition étaient en anglais, simplement je n’ai absolument pas leurs titres en mémoire étant donné que je ne connaissais pas encore l’alphabet latin. Mais le fait que monsieur T’ang puisse lire des livres en anglais était pour moi quelque chose de prodigieux, je crois qu’à part peut-être le patron du magasin de disques “Columbia”, personne d’autre n’était capable de lire l’anglais au marché. Il rangeait les ouvrages nouvellement acquis sur les étagères d’une bibliothèque qu’il avait lui-même fixée près de sa salle de bains. Quand je me rendais dans sa boutique, j’avais soudain l’impression que ces livres étaient flambant neufs, comme s’ils étaient devenus d’autres livres, tout autres de ce qu’ils étaient quand ils étaient chez nous.

    Ses livres en anglais, mon père allait les acheter auprès des A-tok-a*, pour la plupart des Américains qui vivaient majoritairement sur le mont Yangming ou dans le quartier de Tienmu. Mon père disait qu’ils allaient quitter Taïwan et qu’ils vendaient tout : livres, meubles, vêtements… De nombreux amateurs d’antiquailles avaient l’habitude d’acheter les vieilleries des A-tok-a. Mon père s’intéressait, lui, à leurs bouquins en anglais. Il arrivait aussi que les gens meurent en laissant plein de livres, mon père prétendait qu’il n’était pas difficile d’obtenir ces ouvrages au rabais, car les familles acceptaient facilement de vendre, de crainte que conserver ne leur rappelle trop l’être disparu, et en conséquence ne discutaient pas du prix offert.

    Je n’ai jamais vu monsieur T’ang lire les livres en anglais car la plupart du temps sa porte était close et personne d’autre ne l’a jamais vu faire non plus, tout comme personne ne l’avait d’ailleurs réellement vu confectionner ses costumes. C’était comme si quelqu’un l’aidait en cachette, et comme si, par magie, une fois terminés, les costumes étaient repassés, sans faux pli et droits comme des pinceaux, puis enveloppés dans des housses en plastique légères et transparents accrochés sur de solides cintres en attendant d’être emportés par un client.

    En ce temps-là, je me promettais que quand je serais grand je demanderais à monsieur T’ang de me faire un costume. »

    * expression qui désigne les « Occidentaux » en taïwanais.

     

    Wu Ming-yi

    Le Magicien sur la passerelle

    Traduit du chinois (Taïwan) et postfacé par Gwennaël Gaffric

    L’Asiathèque, 2017

    https://www.asiatheque.com/fr/book/le-magicien-sur-la-passerelle

  • Liu Ka-Shiang, « Fleuve océan »

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    DR

     

    « Au siècle prochain, je serai bossu comme mon père

    atteint de maladie mortelle,

    le dos vouté,

    les veines apparentes sur de maigres bras,

    les pommettes trop saillantes,

    les joues creusées par la souffrance.

    Ne restent que ses grands yeux lumineux, malgré son air affligé.

    Alors, subitement, il s’est décidé à monter voir ses enfants,

    le temps d’un goûter, avant de se dépêcher de reprendre le train.

     

    C’est un homme qui a trahi son époque, toujours les mains dans les poches, les yeux rivés au ciel.

     

    Les fleuves sont aux océans

    ce que les îles sont aux continents.

     

    Rendez-moi, s’il vous plaît, la petite gare et son train quotidien

    le chemin de cailloux où, dès l’aube, 

    se promenaient la caille et ses cailleteaux.

    Ma maison à proximité du cimetière,

    le riz en épis qui tapissait la place du temple.

    Je barbotais dans le ruisseau en fredonnant.

    Au-dessus de ma tête, le craquement du bois ;

    sous le pont, j’entends passer le maître d’école,

    mon père, une canne à pêche à la main,

    traversant le pont à jamais. »

    22 janvier 1987

     

    Liu Ka-Shiang

    Recueil de poèmes en prose

    Préface de Tsai Hsiao-Ying, directrice du Centre culturel de Taïwan à Paris (février 2013 - septembre 2016)

    Traduit du chinois (Taïwan) par Catherine Charmant et Deng Xinnan

    Centre culturel de Taïwan à Paris, 2015

    http://www.ccacctp.org/fr/

  • Walis Nokan, « Les sentiers des rêves »

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    DR

     

    « Un après-midi d’été

     

    L’orage a cessé.

    La prairie verdoyante s’étend à travers le vallon où le bourg est niché ; au loin des montagnes, droites et solennelles, telles des médailles.

    La petite échoppe prépare un thé aux perles glacé à vous en secouer les artères.

    La maison close maquillée en hôtel ouvre grand ses portes, comme de raison.

    Là-haut dans nos montagnes, l’arbre à sel diffuse ses parfums dont les bêtes raffolent ; immobile pour longtemps, je suis le spectateur à l’œil froid.

     

     

    Le déchiffreur de rêves

     

    Mon père est le déchiffreur de rêves le plus habile de notre clan, voire de notre tribu tout entière.

    Mon père dit : un ours vu en rêve signifie qu’un membre du clan sera emporté par les esprits de la montagne. Un corbeau, c’est signe qu’il faut se laver les cheveux. Du millet indique une bonne fortune imminente. Un serpent, une grossesse possible. Et si tu me vois moi, navré, tu dois vraiment être en train de rêver. »

     

    Walis Nokan

    Les sentiers des rêves

    Traduit du chinois (Taïwan) par Coraline Jortay

    Préface de Gwennaël Gaffric

    L’Asiathèque, 2018

    https://www.asiatheque.com/fr/book/les-sentiers-des-reves

  • Ch’en Ying-Chen, « L’île verte »

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    Montagnes vertes et nuages blancs (détail), Wu Li, vers 1650, Musée National du Palais, Taipei

     

    « La bague en cloisonné

     

    Liu Hsiao-ling rattrapa Chan I-hung dehors, non loin du restaurant, et lui prit le bras. Ils descendirent en silence une petite rue tranquille qui menait à une grande artère. Plusieurs fois, anxieuse, elle observa subrepticement le profil de Chan I-hung, qui regardait droit devant lui. Le rictus que la colère, la tristesse, la honte et la souffrance avaient imprimé sur son visage, alors qu’il quittait le banquet, avait déjà disparu. Il semblait fatigué, mais soulagé. Ses traits exprimaient une joie et une douceur qu’elle ne lui avait jamais vues.

    Un taxi longeait le trottoir à côté d’eux, comme pour les inviter à monter. Chan I-hung fit courtoisement non de la tête. La voiture disparut. Liu Hsiao-ling regarda les feux arrières du véhicule qui s’éloignaient. Chan I-hung lui prit la main droite et passa la bague à son doigt. Liu Hsiao-ling se mit à pleurer.

    – Ne pars pas, dit-il, d’une voix très posée. Viens dans mon village avec moi.

    Tout en s’efforçant de retenir ses sanglots, Liu Hsiao-ling opinait sans arrêt de la tête.

    – Ne pleure pas, ajouta-t-il tendrement.

    Chan I-hung songea soudain à cette longue file de wagons de marchandises qu’il avait vu au passage à niveau, ce long train qui grondait dans la nuit, en partance pour le Sud, vers son village natal. »

     

    Ch’en Ying-Chen

    « Convoi nocturne » (1978) in L’île verte

    Nouvelles traduite du chinois (Taïwan) par Anne Breuval

    Bleu de Chine, 2000