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Édition - Page 19

  • Pai Chu Yi, « En plantant un pin »

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    « 1

    J’aime ce pin d’un pied à peine,

    Replanté de mes propres mains.

    Il garde encore le vert que reflétait le ruisseau,

    Il est encore voilé de la brume humide de la montagne.

    Je l’ai replanté au soir de mon âge,

    Il mettra longtemps à grandir.

    Pourquoi passé quarante ans,

    Planter un arbrisseau de quelques pouces ?

    Pourrais-je voir ses ombrages ?

    Vivre soixante-dix ans est bien rare.

     

    2

    J’aime votre ténacité devant l’hiver,

    Et j’aime votre droiture.

    Pour vous voir chaque jour,

    Je vous ai planté devant mes marches.

    Si la mort ne vous en empêche,

    Je sais que vous atteindrez les nuages. »

     

    Pai Chu Yi (Bai Juyi) – 772-846

    in La poésie chinoise des origines à la révolution

    Traduction, choix et présentation de Patricia Guillermaz

    Seghers, 1957, rééd. Marabout université, 1966

  • Mario Rigoni Stern, « Histoire de Tönle »

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    DR

     

    « Les saisons s’écoulaient pour revenir ensuite. De la fonte des neiges jusqu’aux premières chutes, il allait d’un pays à l’autre, à travers les États de l’Autriche-Hongrie, travaillant au hasard des occasions, avec tantôt de bons tantôt de moins bons résultats. En hiver il restait dans son trou, chez lui. Il ne quittait pas le hameau, sauf quand il allait au bois dans la forêt ou qu’il se réfugiait dans quelque cabane, craignant de se faire surprendre par les carabiniers qui l’avaient toujours sur leurs listes pour l’arrêter et, bien sûr, lui faire purger ses quatre années de prison. Mais chaque fois, au début de l’hiver, à l’approche de Noël, il rentrait chez lui aux premières heures de la nuit, après que le soir avait fait s’évanouir dans l’obscurité le cerisier sur le toit de chaume. Et quand il franchissait la porte de la maison il trouvait un nouveau fils ou une nouvelle fille, qu’à l’état civil on enregistrait sous son nom avec quelque ironie mais l’archiprêtre tranchait : si les carabiniers du roi n’arrivaient pas à arrêter le père dont on disait qu’il était en fuite de l’autre côté de la frontière, il n’y avait pas de raison de supposer que sa femme concevait d’un autre que lui !

    Le temps cependant, marquait les visages des gens de la famille et des amis. Il se produisait des choses nouvelles, et de nouvelles idées circulaient jusque parmi les habitants de nos hameaux. Beaucoup, maintenant, allaient travailler au-delà des frontières. Ils partaient au printemps, par groupes, avec leurs outils dans une brouette et, à pied, suivaient la route de l’Asstal et le Menador jusqu’à Trente, où ceux qui avaient des sous pouvaient même prendre le chemin de fer. Parfois se joignaient à ces groupes des enfants qui avaient à peine achevé l’école primaire et, à la frontière du Termine, les douaniers des deux côtés les laissaient passer sans la moindre formalité : tout au plus leur demandaient-ils s’ils avaient un certificat de baptême sur eux.

    Ceux qui avaient réussi, après avoir travaillé en Prusse ou en Autiche-Hongrie, à accumuler l’argent nécessaire pour payer le prix du bateau émigraient aux Amériques. Là-bas, écrivaient-ils, c’était tout autre chose : le travail ne manquait jamais et la paye était plus élevée que dans n’importe quel autre pays.

    On commença aussi à parler de socialisme, d’associations ouvrières, de coopératives d’artisans. Ceux qui n’avaient pas le courage de prononcer le mot “socialisme” disaient et écrivaient “socialité” mais, chose curieuse, les usagers des biens de la communauté, c’est-à-dire tous ceux qui résidaient dans nos communes étaient appelés “communistes”, même sur les papiers officiels. »

     

    Mario Rigoni Stern

    Histoire de Tönle

    Traduit de l’italien par Claude Ambroise et Sabine Zanon Dal Bo

    Préface de Claude Ambroise

    Coll. Terra d’altri, 1998, rééd. Verdier poche, 2008

    https://editions-verdier.fr/livre/histoire-de-tonle/

  • Pierre Bergounioux, « Hôtel du Brésil »

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    © cchambard

     

    « La vie intérieure, entre quatre murs, sous plafond, sur parquet, dans les étages, comprime, exaspère la vie intérieure. Des pensées qui, dehors, se perdraient dans l’étendue, se dilueraient dans l’atmosphère, se trouveraient ramenées à leurs justes proportions par les choses prochaines, ici tournent en rond, se heurtent aux cloisons, reviennent sur celui qui les forme, l’accaparent, l’obsèdent.

    Je me souviens d’avoir perçu, à tort ou à raison, comme une sourde affinité entre les livres de Freud et ceux, par exemple, de Kafka, de Thomas Mann, ses compatriotes et quasi contemporains, que je découvrais au même endroit, à la même époque. Une littérature d’appartement, de chambre, celle dans laquelle le pauvre Gregor Samsa s’éveille, un matin, métamorphosé en cloporte (en blaps mortifère, selon Nabokob), celle que regagne, chaque soir, Hans Castorp au sanatorium de La Montagne magique et puis la pièce, avec un divan, de lourdes tentures, de fragiles statuettes, Bergasse 19, à Vienne, où des citadins viennent confier leurs hantises, leurs rêves, leurs malheurs.

    La contribution de Freud à la clarification de l’énigme que nous sommes à nous-mêmes est assurément éminente. Il est de ceux, peu nombreux, qui, d’âge en âge, ont illuminé notre nuit. Mais pour concerné que je fusse, étant homme, par ce qu’il nous a dit, mon humanité se trouvait augmentée ou diminuée d’une simplicité champêtre (ou d’une idiotie rurale) qui restait en dehors, aux deux sens du terme, du principe explicatif qu’il était descendu chercher, salon sa propre expression, aux Enfers – Acheronta movebo. »

     

    Pierre Bergounioux

    Hôtel du Brésil

    Coll. Connaissance de l’inconscient / Le principe de plaisir, Gallimard, 2019

     

  • Michaël Glück, « Ciel déchiré, après la pluie »

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    © Michel Durigneux

     

    « Ce pourrait être, s’il fallait raconter, s’il fallait répondre aux désirs d’histoires qui tentent de combler un vain, un pitoyable besoin de consolation d’on ne sait plus quelle souffrance, ce pourrait être ainsi qu’il faudrait commencer – bien que tout soit depuis si longtemps commencé et redit, répété. Ou recommencer plutôt – car récits ont été commencés, même s’ils nous perdent et aggravent notre dispersion plus qu’il ne la réparent. Ce pourrait être donc, quelque part en Europe, oui ce nom-là et cet autre Sangatte ou cet autre Mukacevo, des jungles, des villes de réfugiés, mais non les villes-refuges qu’on eût pu espérer, lieux d’hospitalité – car pour ce qui est de l’hospitalité, ces villes, qui n’en sont pas, non pas vraiment ou qui n’en sont plus, si elles furent – cités de transit, faudrait-il dire, d’attente, de tri, de sélection. Ce pourrai-être, s’il fallait raconter des voix, oui des voix, issues de corps trafiqués par l’exténuation de vivre, la misère, les lendemains qui déchantent. Ce pourrait être l’une de ces villes ou bien encore ailleurs, sur d’autres continents, favélas, townships ou bidonvilles, sous-sols où s’agitent des survivants tandis qu’au-dessus, incessantes, tombent une pluie noire et la nuit. Et des voix qui se fuient, qui gémissent, geignent, s’éraillent, s’étouffent, des voix qui chercheraient des corps à habiter au-delà du théâtre d’ombres. Quelqu’un viendrait au milieu des voix, quelqu’un prendrait enfin corps – comme on dit prendre feu – parlerait dans le désarroi, aurait pourtant des gestes simples, annoncerait des évènements mineurs la neige, le passage d’un train, une mort, une naissance. Quelqu’un dirait avoir aperçu plus loin, dans les vieilles caves des quartiers nord, près d’une chaudière hors d’usage, une femme qui allaitait un enfant chauve, un vieillard qui peignait la chevelure blanche d’une vieille, un petit garçon qui souriait en berçant dans ses bras une poupée acéphale ou bien un ours borgne lequel, par son ventre béant, décousu, recrachait la paille dont il avait été bourré. Quelqu’un dirait plus tard que le petit garçon avait mangé toute la paille. Quelqu’une, une autre viendrait dire qu’elle avait fermé les paupières d’un récitant qui prétendait, lors d’une sortie du sous-sol, cela se produisait parfois, avoir vu, là-haut, dehors, un homme qui marchait sous la pluie le long d’une voix ferrée. Et un autre demanderait comment pouvait-il voir celui-là, comment lui qui nous dit avoir cousu la nuit dans ses yeux, comment oui, eût-il pu voir alors que tu sais, comme nous savons tous, que, sous nos paupières, il n’y a que des nids d’araignées qui tissent nos ténèbres. Comment, toi qui viens de dire, peux-tu nous mentir ainsi et pourquoi. Puis un autre ajouterait : les mensonges sont nos récits. »

     

    Michaël Glück

    Ciel déchiré, après la pluie

    L’Armourier, 2019

    http://www.amourier.com/672-ciel-dechire-apres-la-pluie.php

  • Christophe Pradeau, « Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit »

    christophe pradeau,les vingt-quatre portes du jour et de la nuit,verdier

    © Sophie Bassouls

     

    « Je suis à quatre pattes – c’est le premier souvenir, celui au-delà duquel il sera à jamais impossible de remonter – le nez levé vers ma mère, qui, tout là-haut, cheveux dénoués tombant jusqu’aux reins, dressée comme une danseuse sur la pointe de ses pieds nus, ongles peints aux couleurs de l’aurore, pousse du doigt la grande aiguille de la pendule, celle de la cuisine, demeure mystérieuse du coucou qui chante à longueur de temps, apprivoisant les heures, et le geste de ma mère fait brusquement lever en moi le soleil noir de l’angoisse, sentiment encore inconnu et dont je ne ferai de nouveau l’expérience, auquel du moins je ne saurais donner un nom, que bien des années plus tard, au passage de la cinquantaine, qui fut pour moi aussi redoutable que celui du Cap Horn pour les caravelles espagnoles. L’angoisse me fouaille le ventre dès l’instant où je comprends, effrayé de voir que les aiguilles s’emballent, comme prises de panique, que le geste intrusif parfaitement inconséquent, de la jeune femme dont le corps me surplombe, menace de détraquer le temps, que l’on entend grincer, gémir, dont les jointures commencent à craquer, menaçant de céder. Je ne saurais dire quelle forme pitoyable ou majestueuse le temps prit à mes yeux en ce jour très ancien de ma prime enfance, rien en tous cas qui ressemble d’un peu près au figures volontiers grand-guignolesques que je découvrirais bien plus tard dans les gravures des livres ou dans les ténèbres domestiquées des cinémas du Quartier latin : squelette ricanant un sablier à la main, silhouette voilée de noir striant l’air du tranchant de sa faux, dément cyclopéen déchirant de ses ongles, dévorant le corps hurlant de ses enfants, ou mélancolique vieillard au regard aussi immobile que l’eau morte d’un étang, où l’on n’en finirait pas de tourner comme dans l’hélice des grands puits à vis de l’antique cité d’Orvieto, mais je sais que je l’ai vu et que le voyant j’ai anticipé l’instant inéluctable, catastrophique, où il faudrait qu’à la fin se dégondent les hautes portes de bronze qui défendent l’existence contre les coups de boutoir, les morsures, le lent travail d’érosion, lame après lame, auquel se livre à chaque instant, dans le réduit des corps, l’inlassable ressac du néant. C’est ainsi du moins que je m’imaginais à six, à onze ans, la tête pleine d’histoires absurdes de vallées perdues, la précarité de l’existence : une civilisation mystérieuse, lointaine héritière peut-être des Atlantes, ayant prospéré, en marge de l’aventure humaine, dans le secret d’immenses cavernes souterraines, dont la survie dépend des remparts édifiés jadis pour contenir les assauts de l’Océan, dont les eaux battent sans relâche digues et barrages, tourbillonnent contre les portes qui maintiennent hermétiquement closes les passes par où les vagues ne demandent qu’à venir s’engouffrer pour emporter avec elles jusqu’au souvenir de l’enclave, de ce monde autonome aussi renfermé sur lui-même qu’une bulle d’air dans une goutte d’ambre ou dans l’eau d’une agate. Et j’avais conscience, tout en rêvant, que le coucou, que ce rêve qui n’en était pas un mais le véhicule d’un souvenir, contenait en lui toute mon existence, que mon existence tout entière contribuait à donner rétrospectivement sa forme à la scène oubliée, qui ne s’inscrivait pas seule, parfaitement détourée, sur l’écran de mes paupières closes mais charriant avec elle mille souvenirs enfouis, réchappés de tous les âges de la vie, agrégés jusqu’à former une concrétion bosselée d’excroissances, semblables à celles auxquelles les spéléologues, balayant de leurs lampes le ciel des cathédrales souterraines, s’évertuent à donner un nom, immobilisant de la sorte la ressemblance fuyante, qui flotte incertaine, dans les profondeurs des formations calcaires comme le pressentiment d’une forme emprisonnée : l’Ours, le Bison, le Centaure, les Cerfs affrontés, l’Hyène rampante, le Grand Bénitier, l’Homme-Oiseau ithyphallique… »

     

     

    Christophe Pradeau

    Les Vingt-quatre Portes du jour et de la nuit

    Verdier, 2017

    https://editions-verdier.fr/livre/vingt-quatre-portes-jour-de-nuit/

  • Samy Langeraert, « Mon temps libre »

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    © : Guka Han/Verdier 

     

    « J’ai compris quelque chose : le temps s’écoule autour de moi, mais pas en moi. Tout au plus, il me frôle. Mon temps n’a rien à voir avec ce temps qui passe à l’extérieur. C’est un temps ralenti, ou engourdi, un temps un peu malade que j’émiette et qui tombe comme une neige lente, poudreuse. Aujourd’hui, par exemple, j’ai mis une heure et demie à prendre la décision d’ouvrir un compte bancaire, puis à peu près deux heures à choisir dans quelle banque, suite à quoi j’ai rempli un formulaire avec la précaution la plus extrême. Je le posterai peut-être demain, à moins que je ne change d’avis à ce sujet. Pourquoi ouvrir un compte en banque ? Pourquoi me lever avant onze heures ? Pourquoi sortir et apprendre à parler correctement la langue des gens d’ici ? Chaque jour apporte son lot de questions et plutôt que d’y répondre, je vaque à mes occupations habituelles, autrement dit, je réponds à d’autres questions, beaucoup plus simples. Au problème constitué par un temps chaud et sec, je réagis en arrosant les plantes. À la poussière qui s’accumule, je réplique par quelques coups de balai. À la faim et la soif, j’oppose des solutions diverses en fonction des boissons et de la nourriture disponibles, et ainsi de suite. Mes journées sont la somme d’une longue série de réponses à des problèmes de base. Le traitement des problèmes complexes est remis à plus tard. Mais à vrai dire, parfois, même les problèmes élémentaires me paralysent : je ne sais pas si j’ai faim, si j’ai suffisamment dormir, s’il est temps de balayer ou d’arroser les plantes. Et ainsi, les jours passent, et je travaille à peine, je lis et j’écris peu, la nuit arrive toujours plus vite. Sur le balcon, les géraniums produisent une quantité impressionnante de fleurs et les petits pois grandissent irrésistiblement, en s’agrippant à tout ce qu’ils trouvent, y compris à eux-mêmes. Lorsque leurs vrilles trouvent un support, elles s’y enroulent avec une frénésie étrange. Encore ni fleurs ni cosses, rien qu’une montée vertigineuse. »

     

    Samy Langeraert

    Mon temps libre

    Coll. « Chaoïd », Verdier, 2019

    https://editions-verdier.fr/livre/mon-temps-libre/

  • Michèle Desbordes, « L’emprise »

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    © Vincent Fournier

     

    « Je marche et je marche encore. Ça fait bientôt dix ans que je marche là de ce côté ou de l’autre du fleuve. Que je suis revenue.

    Je marche dans l’été, et parfois au plus fort des chaleurs le ciel se charge d’une pluie soudaine ou d’orage, de giboulées, presque douces par-dessus les moissons. D’un trait le coteau file le long du fleuve, clair, brillant d’une lumière qu’il semble avoir amassée depuis les premiers soleils, avec conscience, avec scrupule la restituant, irradiant tout le bas du ciel, et parfois bien au-delà. La pluie commence à tomber. Je l’entends prendre sur le toit, doucement, et parfois dans un grand coup de vent cogner aux vitres. J’ai aimé la pluie, cette façon qu’elle a soudain de ne plus s’arrêter, de persister, opiniâtre, entêtante. Je me mets à la fenêtre, je regarde au loin le val disparaître dans le gris, j’aime les ciels bas, le gris qui s’éclaire doucement au-dessus du fleuve.

    J’ignore pourquoi j’ai tant pensé à la maison de Saint-Jean-le-Blanc, cette maison qu’elle ne voulait pas, pourquoi j’y ai pensé comme à ce qu’on perd, doucement, tristement. Comme si de vivre là eût été reconquérir ce qu’il y avait à reconquérir, et reprendre ce chemin que par erreur ou simple inadvertance, et dans des temps si reculés qu’aucun de nous n’en avait la mémoire, nous avions quitté pour un autre, triste et morose et parsemé d’embûches et de périls, au lieu de se terrer comme des misérables dans cette maison où nous nous sommes échoués comme dans la tempête un bateau sur les récifs, de simples bancs de sable quand le vent ne souffle pas du bon côté. Le vent ne soufflait pas du bon côté je crois, ces années-là il n’a jamais soufflé du bon côté qu’il fallait. Est-ce elle que je vois se dresser devant moi ? venue rejoindre l’autre (la première, celle des exordes, des commencements de l’histoire quand tout est dit mais que rien encore n’arrive), pour ne faire plus qu’une seule et même demeure présente dans la plupart des livres que j’ai écrits, sur sa terrasse ou sa falaise parmi les ifs et les buis, ou dans une clairière au bout de son allée d’arbres. Je me dis que ces maisons-là sont autre chose que des maisons, que d’une façon ou d’une autre elles ont à voir avec ce qui s’écrit et se tient là dans l’ombre, vous habitant autant que vous-même les habitez, se faisant et se défaisant doucement dans le temps qui passe. Une de ces longues invisibles phrases par quoi se diraient les choses, un ordre ancien, un ordre perdu qui réapparaît fugitif et fragile, et qu’il faudrait saisir comme l’éclair, le poisson qui se dérobe à la paume.

    La maison où je vis depuis mon retour me les rappelle sans doute. Il y a le coteau. La terrasse, le grand escalier de pierre. La craie pâle des murs. De là-haut je vois le chemin qui mène au fleuve, les rangs de pommiers dans le bas un peu avant les arbres de la berge. J’y suis jalousement attachée, et répugne à m’en éloigner. C’est là que je suis arrivée. Un jour il m’a semblé que j’arrivais, c’est ce que je veux dire, que là dans le calme des murs j’allais guetter je ne sais quel répit, je ne sais quel vieux rêve, un de ces endroits où doucement un soir on s’échoue, on ne demande qu’à s’échouer. »

     

    Michèle Desbordes

    L’emprise

    Verdier, 2006

     

    lire pour accompagner, ce bel hommage de Jean-Yves Masson : https://poezibao.typepad.com/poezibao/2006/03/carte_blanche_j.html

  • Maurice Blanchot, « Le dernier homme »

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    « Souvenir que je suis, que j’attends cependant, vers lequel je descend vers toi, loin de toi, espace de ce souvenir dont il n’y a pas de souvenir, qui me retient seulement là où depuis longtemps j’ai cessé d’être, comme si toi qui peut-être n’existes pas, dans la calme persistance de ce qui disparaît, tu continuais à faire de moi un souvenir et à rechercher ce qui pourrait me rappeler à toi, grande mémoire qui pourrait me rappeler à toi, grande mémoire où nous sommes tous deux maintenus face à face, enveloppés dans la plainte que j’entends : éternels, éternels ; espace de froide lumière où tu m’as attiré sans y être et où je t’affirme sans te voir et sachant que tu n’y es pas, l’ignorant, le sachant. Croissance de ce qui ne veut pas croître, attente vaine des choses vaines, silence, et plus il y a de silence, plus il se change en rumeur. Silence, silence qui fait tant de bruit, agitation perpétuelle du calme, est-ce là ce que nous appelons le terrible, le cœur éternel ? Est-ce sur lui que nous veillons pour l’apaiser, le rendre calme et toujours plus calme, pour l’empêcher de cesser, de persévérer ? Est-ce moi qui serais pour moi le terrible ? Être mort et attendre encore quelque chose qui vous fasse souvenir de la mort. »

     

    Maurice Blanchot

    Le dernier homme

    Gallimard, 1957

  • Jean-Michel Mariou, « Le chauffeur de Juan »

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    DR Jean-Michel Mariou, un peone de la cuadrilla, Juan Leal

     

    « C’est une évidence, la tauromachie est d’abord un voyage. La saison qui s’étire en Europe de Pâques à la Saint-Luc, fin octobre, est un long chemin ininterrompu marqué d’hôtels, toujours les mêmes, de restaurants nocturnes au bord des autoroutes, toujours les mêmes, d’arènes bouillantes, toujours les mêmes. Les trajets sont interminables, les visages interchangeables, les paroles d’encouragement répétées à l’infini. Mais qu’on ne s’y trompe pas : pour l’aficionado et pour le toro, c’est la même chose. Comme on le verra, il faut, pour réunir ces trois termes nécessaires à une corrida de toro, que chacun accepte le voyage.

    Je n’ai jamais envisagé la corrida autrement : un déplacement de soi. Et pas seulement parce que notre passion nous entraîne de ville en ville, entre la France et l’Espagne. Le déplacement est surtout symbolique. C’est qu’il faut d’abord sortir de soi pour être réceptif à ce monde qui vous bouscule. Voyager pour aller voir des corridas ce n’est pas simplement multiplier les expériences de spectateur. C’est accepter de se mettre en danger. Quitter ce monde-ci qui s’effondre, pour un autre plus lumineux qui vous aidera à réfléchir à votre vie, à votre destin, à la façon dont vous vous engagez. Sortir de soi, passer dans ce monde clos des toros ou plus rien n’existe des rumeurs quotidiennes, mais pour en revenir plus décidé, plus clairvoyant. »

     

    Jean-Michel Mariou

    Le chauffeur de Juan

    Coll. Faenas, Verdier, 2019

  • Marielle Macé, « Nos cabanes »

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    DR

     

    « Jardiner les possibles ce n’est décidément ni sauver ni restaurer, ni remettre en état, ni revenir ; mais repartir, inventer, élargir, relancer l’imagination, déclore, sauter du manège, préférer la vie.

    […]

    Nos cabanes ne seront pas nécessairement plaisantes, légères. Elles diront aussi bien ce qui se tente que ce qui se malmène, ce qui s’essaie que ce qui se voit rabattu, maltraité. Elles diront quelque chose de ce monde de violences en tous genres, de vulnérabilités, de confiscations, de destructions des sols, et pourtant aussi d’espérances, de bravades et d’imaginations pratiques. »

     

    Marielle Macé

    Nos cabanes

    Verdier, 2019

  • Pascal Quignard, « La leçon de musique »

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    Marin Marais par André Bouys, 1704

     

     

    « La cloison sonore est première dans l’ordre du temps. Mais je songe – avant que nous soyons enveloppés de notre propre chair – à la cloison tégumentaire d’un ventre autre. Puis la pudeur sexuelle, la présence ou la menace de l’émasculation, qui ne sont pas dissociables de la cloison vestimentaire. Non pas les corps : certaines parties du corps, non pas les plus personnelles, mais assurément les plus distinctes, qui sont soustraites à la curiosité d’autrui. Il faut alors supposer une espèce de son étouffé qui est comme le sexe dérobé. C’est le secret de la musique. Dans ce sens Marin Marais décide de devenir le virtuose de la basse de viole, dût-il passer sur le corps de son maître. Sans doute une espèce de son étouffé peut être formée à l’aide du piano-forte ou du violoncelle. Mais de nos jours, dans le cas du clavecin, de la viole de gambe, il en va comme si une tenture, une tapisserie, une cloison nous séparaient de ces sons étouffés, et les étouffent. Le plus lointain en nous, il nous brûle les doigts. Nous le cachons dans notre sein et pourtant il nous paraît plus ancien que la préhistoire, ou plus loin que Saturne. Jean de La Fontaine, dans le même temps, cherche à l’aide de vieux mots, de vieilles images revigorées, la nouveauté, la jeunesse même d’un effet archaïque. Je n’avais pas la vue dans ce temps, pas plus que je n’avais la disposition du souffle, ni du vent, ni de l’air atmosphérique, ni de la profondeur des cieux. J’ai intensément et comme à jamais l’impression de ne pas entendre tout à fait et de ne pas être sûr de comprendre tout à fait.

     

    […]

     

    Rue de l’Oursine, il s’était fait aménager un cabinet de musique qui donnait sur le jardin et qui causait de la surprise aux musiciens de ses amis et aux élèves tant il était en proportion petit. On ne pouvait y jouer à plus de deux violes et c’est pourquoi Marais avait été contraint de louer une salle plus vaste, rue du Batoir, pour y donner ses cours. C’était une réplique de la cabane de Sainte-Colombe, cinquante ans plus tôt, dans le bois de mûrier. Il était recouvert de boiseries de chêne clair. Deux tabourets recouverts de velours de Gênes rouge. Près de la fenêtre – d’où Marais avait plaisir à voir ses arbres et ses fleurs – une chaise longue datant du XVIIe siècle, une vieille “duchesse” de velours jaune, une table à écrire, un nécessaire à écrire au couvercle fait de pierres d’agate.

     

    […]

     

    Durant les années 1726, 1727, 1728, il avait à peu près cessé de parler. Comme les vieillards qui, pour justifier la mort ou pour supporter la proximité de plus en plus pressante et de plus en plus effrayante de leur fin, édifient à pleines mains mille motifs de haïr le monde qu’ils quittent sans qu’ils le veuillent, il prétendait qu’il avait chuchoté un chant à des oreilles qui ne se trouvaient plus sur les visages. Que, sans qu’il sache comment, il était comme un poète qui écrirait des vers dans une langue dont le peuple aurait été décimé en une nuit. Que l’art de la viole avait connu son plus haut état alors que le public avait déjà cessé de lui accorder son attention. Qu’il avait écrit sur l’eau, au rebours du courant, dans le mouvement impossible qui va de nouveau vers la source. »

     

    Pascal Quignard

    La leçon de musique

    Textes du XXe siècle, Hachette, 1987, rééd. Folio, 2002

     

    Marin Marais est né le 31 mai 1656 à Paris, où il est mort le 15 août 1728.

  • Jude Stéfan, « Aux poètes »

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    DR

     

    « Chers collègues,

     

    car d’eux d’entre nous sont déjà morts, comme nous disons en notre langage d’aveugle, morts autrement que nous, Salabreuil, Perros, j’eus de l’amitié pour eux, de la reconnaissance, de l’estime pour d’autres – mais que recouvrirait le terme impossible d’“ami” ? Qu’est-ce que la poésie en ce moment pour moi, pour nous, en partage ? On connaît la chanson : on apprend la mort effective par suicide, vieillesse ou cancer, à trente ou cinquante ou quatre-vingts ans du poète X qui avait publié trois ou cinq – c’est meilleur signe – ou cinquante recueils remarqués des trois cents amateurs parisiens ou étrangers : alors peut-être on fouillera dans ses traces pour trouver quoi ? de la vie, mais lui, l’était, la vie, peut-être, lorsqu’il y était, en elle. Entretemps comment donc avoir vécu, sans ou avec la poésie ? Vivre est un fait de prose et qui se suffit à soi-même : manger, dormir, marcher, parler, lire des journaux. On écrit à défaut, ou en outre, ou à côté de la poésie qu’on épouse parfois dans l’enfance, l’effusion corporelle, des instants de voyage et qui restent, la joie de disparaître. Il y a un désastre de la poésie des années 60-80, dont quelques rocs, quelques noms commençant par D. ou R. témoigneront aux mains des béats successeurs, tous les bricoleurs actuels – électriciens ou concasseurs, étoileurs de pages, aussi les éternels vieux sentimentaux radotant leurs émotions, ou les asphyxiés du verbe – eux, oubliés de leur vivant même, pâlis, effacés, dépassés. Or je ne suis pas de ceux qui continuent et mes vers ne dureront pas plus ni moins que ceux d’un “écrivant” : honteuse justification ! Non, une tombe gravée sera notre seul poème vrai : on s’incline, on lit enfin avec respect les dates et les noms. Certes on écrit - vit - aime ; je ne dissocierai pas ma mort de mes cris vifs; il n’est aucune poésie dans la naissance, cette expulsion au champ du pire, ce miracle pour sages-femmes et bêtasses – mais elle est tout ce qu’on invente après-coup, malade d’un désir. J’ai écrit de faux vers, parfois de beaux à l’ancienne, la métrique est pour les professeurs. Il nous faut être debout, nous chausser, nous savoir, croire en tel siècle : rude courage ! La poésie (re) commencera grâce à des gueux artisans sensibles qui n’auront pas plus la pudeur de se taire, on recommencera l’effort de Rimbaud et Denis Roche, par comble ! Un “jeune” poète aura toujours quarante ans. Souvent je suis dans l’impensé, ayant honte d’avoir vécu inacceptable, incapable de savoir quoi se rate dans l’usage de la langue, pris dans l’inguérissable manie de raturer le sens qu’on a mis partout, dans les cités, les rapports humains (il n’y en a que de sexuels), les destins, à me voir incapable de dormir innocent de mes rêves, à devoir deviner qui je marche, qui je suis, qui je parle. Donc je suis : c’est la conclusion; or ce n’était que le commencement. Heureusement l’univers n’a pas de sens, ni la mort, ni la nuit, ni la beauté, ni l’amour, ni donc la poésie. Oui, c’est vrai, je n’aurais voulu écrire que par tout cela effaré, si seul écrire me guérissait de moi-même. »

    Jude Stéfan

    Lettres tombales (ad familiares)

    Le temps qu’il fait, 1983

    http://www.letempsquilfait.com/Pages/Pages%20auteurs%20A-Z/Page%20auteurs%20S.html